On indentifiera l'insomnie, l'isolement linguiste et spatial à l'étranger, la découverte du monde de la recherche, comme éléments séminaux. On remarquera qu'une frilosité encore forte pour l'autofiction brute a tissé tout autour le voile du fantastique.

Sommeil paradoxal


 Jour 1. Lorsqu'à sa sortie de voiture, il eut posé pour la première fois le pied sur ce sol étranger — le droit ou le gauche il ne l'avait malheureusement pas noté — il se rappela avoir eu un mauvais pressentiment considérant son séjour futur. L'obscurité de la nouvelle lune ne lui permit pas d'en prendre alors la mesure complète. Aucune réflexion de ce type n'était écrite mais il était sûr d'avoir eu cette pensée. Il gratta donc une annotation dans la marge. Assis sur le lit qui occupait la majorité de la petite chambre qu'il louait, l'homme dont nous suivrons l'histoire feuilletait, un crayon à la main, son carnet posé sur ses jambes croisées. Son autre main vagabondait entre ses cheveux et sa barbe; elle descendait parfois pour soulager les démangeaisons naissantes le long de ses membres inférieurs. Il passa à la page suivante.
  Jour 2. Après une courte nuit de sommeil, il put enfin contempler le décor qui serait le sien pendant ces longs jours. L'hôtel miteux où il s'était installé ne dépassait pas les trois étages, si l'on comptait comme étage les combles qu'il occupait. Le paysage tout autour n'était pas plus riche. Une étendue à perte de vue en deux dimensions, le ciel et la terre comme deux plans parallèles tentant de se rejoindre à l'infini. Le plan inférieur, vierge de tout dénivelé, était structuré par des variations de motifs liées aux différentes cultures et jachères des champs environnants, découpées par les chemins de traverse tirés à l'emporte pièce — c'était l'expression qu'il avait utilisé dans ses notes. Au loin, des forêts comme un long rideau noir circulaire délimitaient la scène. Des montagnes immaculées se dessinaient au loin estompées par le brouillard atmosphérique; cet unique élément quelque peu réjouissant ne fut visible au cours du séjour qu'à de rares occasions — il s'arrêta d'ailleurs avant son annulaire lorsqu'il essaya de se remémorer leur nombre exact. L'immobilité du spectacle demeurait légèrement bousculée par la lente dérive des nuages et de leur ombre projetée sur le sol, par la brise dans les branches et l'écoulement continu d'une source d'eau. Bref, le cauchemar pour le géologue étudiant qu'il était. Aucune mention précise n'était faite sur le cimetière situé à quelques dizaines de mètres de l'hôtel. Il haussa les sourcils et tourna la page.
  Jour 3. La description à proprement parler de son outil d'étude ne démarrait en effet qu'ici, preuve de la difficulté à rester éveillé qu'il avait éprouvée la veille, du fait du long voyage de l'avant-veille. Les raisons qui lui avaient fait quitter sa capitale pour quelques semaines étaient développées à la suite : la faille principale dans le cimetière, les failles secondaires dans les champs voisins, les fissures des murs dans le prolongement des zones de tensions… Il parcourait en diagonale les pages en soupirant lorsque son regard fut attiré sur un croquis maladroit et naïf du tenancier. Des annotations en faisaient une description plus compréhensible, de lui et du gardien du cimetière. Ces deux-là — son seul contact "humain" depuis son arrivée — se ressemblaient comme des frères issus d'une relation consanguine — les guillemets font référence à leur aspect : teint pâle, édenté, couronne éparse de cheveux, nez aplati presque inexistant, traits creusés, voix partant de la gorge et montant parfois très haut dans les aigus. Les éléments de description étaient jetés en marge sur le carnet. La communication avec eux avait été une gageure de tous les instants, notre héros ne maîtrisant qu'un nombre succinct de termes germaniques. Il ne parvenait à identifier que deux mots dans leurs discours : Kartoffen relié inlassablement aux repas, et Wirt qui restait encore une énigme à sa compréhension.
  Jour 4. Les annotations et descriptions se faisaient plus concrètes, plus techniques, plus sérieuses. Il lisait enfin un réel journal de suivi de recherche. Un amas de références et de nomenclatures, parfois quelques remarques disséminées plus ou moins inintéressantes — avec le recul elles lui apparaissaient comme plus que contingentes, souvent inutiles, voire totalement erronées. Référence A-080213-6. Le croquis technique correspondant se trouvait sans doute avec les autres, parmi les empilements de feuilles reliées et tassées avec grande peine dans la valise coincée entre le montant du lit et le radiateur en fonte. Il vérifia machinalement la serrure de celle-ci, en se demandant au même instant l'intérêt de ce réflexe de maniaque. Une dizaine de pages furent survolées. Au hasard : U-080218-2. Il venait d'atteindre les échantillons de roches. Ceux-ci avaient été soigneusement calfeutrés au milieu de ses sous-vêtements, dans le sac déposé sur l'unique commode de la pièce. Il se contenta, retenant son bras, de vérifier par la vue sa présence. Les données s'enchaînaient, les unes après les autres, mais n'apportaient rien au final. Rien n'avait de sens, de logique. Rien ne semblait pouvoir décrire son objet d'étude, il ne pouvait se résoudre à le qualifier ni d'extraordinaire ni de banal. Il parvint à retenir une montée de tension par un long soupir, un soupir exagérément long. Une autre flopée de pages passèrent rapidement.
  Jour 11. Le seul jour de repos qu'il s'était octroyé se distinguait des précédents par les ratures et les retouches qui parsemaient le texte. Des tentatives balourdes pour regrouper sous forme d'envolées lyriques et philosophiques les idées passagères qui l'avaient parcouru lors de son excursion dans les forêts alentour. Il relut attentivement et s'autocongratula pour son essai personnalisant le ruisseau qu'il n'avait pu localiser, mais dont l'écoulement était audible en différents lieux pourtant éloignés. Les comparaisons subtiles — de son point de vue — avec une femme hautaine qui se ferait désirer, agrémentées d'allitérations bien senties — même remarque que précédemment — lui paraissaient d'un niveau littéraire assez élevé. Suivant sa fougue fugace, il finit de faire défiler les nomenclatures suivantes jusqu'à la date d'aujourd'hui.
  Jour 14. Il griffonna à la suite du texte : rangement des affaires puis relecture rapide. Il ajouta enfin : demander l'heure exacte du départ demain. La lassitude l'envahit alors. Il leva les yeux de son carnet et fut intrigué de voir sa chambre si vaste. L'espace libéré par la suppression des strates de feuilles, de vêtements et autres déchets qui s'étaient déposés au fil des jours, avait rendu son impersonnalité à la pièce. Il soupira lascivement et se laissa tomber en arrière, la tête sur son oreiller. La lune, au centre de la lucarne au plafond, le fixait de sa ronde blancheur. Il en fit de même.




 Son esprit avait débuté un tâtonnement dans l'obscurité; à la recherche d'axes d'étude inédits, de connexions possibles oubliées, de conclusions encore non établies, présageant la somme de travail qu'il restait à faire. Il tentait de remettre de l'ordre dans la tempête au sein de son cerveau lorsque le bruit se fit entendre. Un son entre la déchirure d'une voix humaine et la plainte d'une poutre métallique, qui prit résonance dans les tympans et le thorax du jeune homme aux yeux clos. L'ensemble de ses muscles se tendirent en réponse. Il se retrouva alors face à la petite fenêtre, dans le couloir, à scruter le néant. Une faible lueur vacillante était punaisée sur le fond noir; l'absence de repère spatial empêchait son esprit de l'interpréter correctement. Était-ce une luciole qu'il pourrait attraper en tendant le bras ou un immense brasier au loin? Son questionnement fut interrompu par un fourmillement dans sa cuisse. Il massa son muscle, puis étira sa jambe, fit quelques pas, recommença le processus. Enfin il s'assit sur un tabouret de bar pour la laisser se reposer. Il se trouvait à l'accueil, au rez-de-chaussée. Il en profita pour se servir un verre d'eau bien fraîche; un goût âpre et sec au fond de la gorge le faisait grimacer. Ses paupières lourdes le forçaient à cligner répétitivement des yeux, ne lui laissant que de brefs instants trop courts pour accommoder et lire l'heure sur l'horloge du mur en face. Lorsqu'il déglutit, laissant couler le liquide glacé dans son corps, il ressentit une brève pause dans son mal-être. Un léger frémissement frais dans cette atmosphère pesante, chaude et moite. Ses pensées un peu plus claires, il se demanda pour la première fois ce qu'il faisait ici. Sans doute l'adrénaline due à la surprise lui avait fait faire tout ce chemin depuis sa chambre. D'ailleurs il n'avait toujours pas identifié le son qui l'avait sorti de son lit. Peu enclin à reprendre ses rangements — ou peut-être était-ce la curiosité, ou un reste d'adrénaline — il se mit en tête de sortir. Uniquement vêtu de son pyjama, il n'oublia pas cette fois-ci de chausser ses bottes.
  Devant lui, la lumière de l'intérieur s'étendait en un long tapis taillé par l'embrasure de la porte, déroulé en ligne droite dans les ténèbres. L'ombre de son corps se découpait distinctement en son milieu, comme une silhouette étalée, écrasée, étirée en longueur par une force implacable. Le cadavre noir commença à ramper sur le sol, à glisser de l'avant poussé par les pas successifs de notre héros. Celui-ci n'osait se dérouter de ce chemin déjà tracé, de cette voie rassurante ouverte à lui. Il frémissait à la seule pensée de mettre le pied dans le néant, de basculer et tomber de cette passerelle. Il prenait bien garde de ne pas lever les bras de peur que la silhouette obscure entre en contact avec les bords de la bande de lumière, et fusionne avec le trou noir extérieur pour l'entraîner dans l'oubli. Un frémissement glacé tendit les muscles de son cou, l'obligeant à détourner la tête. Il ne voyait que ténèbres. Mais la lueur vacillante apparut alors de nouveau. En face de lui. Il était sûr qu'il s'agissait de la même lueur qu'il avait remarquée par la fenêtre plus tôt dans la nuit — il n'en avait aucune preuve mais comment en pouvait-il être autrement? Il décida de s'en approcher, rassuré par le caractère familier de la flamme dans ce décor oppressant. Tandis qu'il avançait, serein, les frémissements se faisaient plus fréquents; les poils hérissés le long de ses avant-bras, l'extrémité des doigts dure et froide comme congelée. Il tenta de les plier, de les frotter, de les entremêler. Ce ne fut apparemment pas suffisant, et son corps décida de frissonner pour pallier ce déficit de chaleur. Désireux de surenchère, le ciel se mit à semer des flocons. Les particules de poudre fine voletaient lentement dans le vide, et se déposaient, de plus en plus nombreuses sur ses paumes, aspirant à chaque fois une infime dose de chaleur comme de fines aiguilles.
  Un courant d'air lent et brûlant se souleva dans son dos. Ses poumons réagirent par réflexe : une grande inspiration suivit le mouvement, avant que son corps ne se bloqua définitivement. Cette présence derrière lui le paralysait littéralement. Seuls de rares frissons parvenaient à naître à la surface de sa peau, mais se dispersaient rapidement et s'évanouissaient pour revenir, ailleurs, mais plus tard, à intervalles de plus en plus espacés. Il ne parvenait à localiser aucune source de lumière dans son champ de vision direct. Il était seul bien que son instinct s'obstinait à lui expliquer le contraire. Ce dont il était sûr était qu'il n'y avait personne pour lui venir en aide; c'est ce type de solitude qu'il ressentait en cet instant. Deux nouveaux flocons beaucoup plus intenses que les autres se plantèrent dans sa nuque. Contrairement aux autres qui se sublimaient rapidement, ceux-ci persistèrent dans leur pénétration glacée. Pourtant aucune douleur n'était ressentie; comme toute sensation corporelle, celle-ci était grignotée implacablement à partir de sa nuque touchée. La zone de vide s'étendait. Il ne parvenait pas à identifier correctement le phénomène : s'agissait-il de la fuite de sa propre chaleur ou de la diffusion d'un fluide froid dans ses veines? Son corps ne se posait pas tant de questions et réagissait selon une pure logique. Les jambes flageolantes cédèrent rapidement sous le poids de l'homme, puis plus rien. Pas même le contact entre sa peau fragilisée et le sol gravillonné. Son esprit s'en contentait. Par renoncement ou par une réelle volonté, il avait souhaité se diluer, se dissoudre dans l'obscurité, perdre définitivement son identité pour enfin atteindre la sérénité, le calme qu'il méritait.




 Il reprit connaissance, l'esprit saturé d'un sentiment qu'il ne parvenait pas à totalement déterminer. Sa respiration était saccadée, ses traits tirés à l'extrême. Il teintait de focaliser sa volonté sur la chose qui lui paraissait être la plus fondamentale, pourtant si difficile à cet instant : garder son équilibre. Le décor, comme une arène autour de lui, n'était que vaguement esquissé. Un mouvement lancinant de rotation, revenant sans cesse à son point de départ pour redémarrer indéfiniment, peignait un voile flou devant ses yeux. Une fine pellicule de neige brouillait les reliefs, tout apparaissait déformé derrière un calque désaturant. Il reconnut le cimetière, ses croix de granit, ses grilles gothiques, sa conciergerie délabrée, son allée pavée, et, comme seul point fixe à ses pieds, la faille qu'il avait scrutée pendant ces deux semaines. Ses dents se crispèrent à la seul évocation de cette aberration géologique, il retint un relent aigre au fond de sa gorge. Un clignement d'œil trop prolongé le déséquilibra et l'obligea à placer une main sur le sol. Il se remémora alors la présence qui l'avait paralysé auparavant. Le même souffle d'air brûlant emplit ses poumons, mais la panique prit le dessus sur la peur. Avant une prise de conscience complète, ses jambes avaient déjà commencé à racler la terre comme des furies pour l'éloigner au plus vite de cette sensation. Chaque enjambé suivait l'autre comme si ce devait être la dernière. Le manque de salive irritait sa bouche; son corps ne pouvait prendre l'aisance de déglutir. Il s'efforçait jusqu'aux limites de ses possibilités physiques, tentait de les dépasser. Paradoxalement aucune douleur dans ses membres meurtris ne se manifestait; tout son être empli par le seul désir de fuir ce souvenir, cette présence inconnue qu'il ne pourrait nommer voire même décrire clairement. Une crampe, comme un coup de fouet, s'élança subitement du bas du mollet pour remonter le long du membre et claquer sèchement au niveau de l'échine. Il trébucha, se rattrapa, boita sur quelques pas, mais il ne chutait pas. Il ne devait pas chuter. Il devait continuer.
  Devant lui se rapprochait l'orée de la forêt comme une impasse. Un maillage dense et impénétrable de branches et de troncs sombres. Il imagina un court instant se retourner, trouver une autre voie, se réfugier dans un lieu familier. Mais une masse encore plus imposante le suivait et empêchait tout rebroussement de chemin. Il continua donc d'avancer, les yeux fermés, les bras en protection. Il encaissa le choc, quasiment repoussé en arrière par le rideau de toile épaisse dans lequel il tentait de se débattre. Il lui fallut rentrer la tête dans les épaules, se courber, presque ramper le plus proche possible du sol pour éviter les griffes de bois qui lui attaquaient le visage. Des troncs le bousculaient, des branches le repoussaient, des racines l'entravaient. Il parvenait pourtant à accélérer, à espérer pouvoir s'en sortir. La forêt lui apparaissait maintenant comme cage protectrice, un labyrinthe dans lequel il se perdrait, mais où il ne pourrait jamais être retrouvé. Derrière lui — il avait en effet acquis assez de courage pour jeter un regard dans son dos — ne semblait apparaître que les marques de ses propres pas souillant la neige vierge. Le poids de la menace invisible pesait pourtant encore sur lui. Sa course croisa enfin un sentier grossièrement tracé au sol. Se présentait alors devant lui son premier véritable choix depuis le départ de sa fuite irrationnelle. Mais il n'avait le temps de tergiverser, et plaça sa confiance dans la voie qui avait réussi à maintenir jusqu'à ce moment son sursis. Il traversa le chemin en quelques enjambées et continua sa course à travers la répétition infinie de ces piliers recouverts d'écorce de jais. Cruellement, le terrain pourtant familier avait décidé cette fois-ci de le trahir. Le slalom se faisait plus laborieux, ses mouvements consistaient presque exclusivement à se débattre dans les bosquets. Sa marche en avant était obstruée, son fol espoir de s'en sortir étouffé. La panique revint comme la sensation de cette présence dans son dos. Il pouvait sentir l'ombre se rapprocher et le surmonter sous la forme de nuages noirs menaçants, annonçant un déluge. Il porta son regard au ciel et ne put qu'entrapercevoir la pleine lune au travers du maillage des hautes branches. L'ombre allait bientôt le recouvrir et l'immobiliser tel une filet de cuir épais. Ses fins vêtements de nuit lui apparaissaient sales et trempés de sueur, ne lui conférant qu'une misérable protection contre les attaques du froid. La rencontre devenait enfin imminente. Son esprit ne pouvait plus se détourner de l'évidence. La créature — pouvait-on vraiment lui conférer une quelconque forme physique ? — venait d'atteindre sa proie. Il ferma les yeux, déformant son visage à l'extrême, banda tous ses muscles dans l'attente de l'assaut final.
  Il se trouvait sur le chemin, répétant sa course effrénée comme le refrain d'un disque rayé. Il ne savait pas réellement pourquoi, mais son instinct lui disait qu'il était sur la bonne voie. Une conviction certaine d'atteindre prochainement un heureux dénouement. Tout ce qui avait pu l'amener jusqu'ici lui paraissait loin, confus, diffusé au travers d'un verre dépoli. Il ne désirait que regarder de l'avant. L'allée s'élargissait, s'ouvrait vers un environnement inédit. Sans s'en rendre compte, conséquence naturelle de son calme nouveau, il ralentissait et bientôt avançait d'un pas lent et reposé. Il prenait enfin le temps de faire des gestes simples : rechercher des détails dans le décor, se gratter la cuisse, inspirer puis expirer. Un amas sur le bord du sentier, à peine moins pâle que la neige, remua d'un bref sursaut. Le marcheur le remarqua d'abord avec curiosité. Le réflexe de recul face à un danger potentiel n'apparut qu'une fraction de seconde plus tard. Il ne cessa de fixer cette chose informe, la tension revenant dans son corps comme une blessure mal cicatrisée. Ses pas à reculons s'enchaînaient lentement. Son omoplate rencontra alors un obstacle. L'empreinte que ses sensations dessinaient sur sa peau ne lui était pas inconnue, mais lui semblait paradoxale dans ce contexte. Une main était posée sur son épaule, sans agressivité, comme un salut de bienvenue. Malheureusement, une réponse automatique était déjà lancée. Son coude brassa l'air d'un coup rapide, et vint se fracasser sur une matière solide. Le choc produisit un fracas sec, et il sentit cette même matière se briser au contact de son membre. Une lourde masse s'écroula sur le sol. Il abaissa son regard pour redécouvrir une copie conforme de l'amas blanchâtre rencontré précédemment. Il s'agissait — il le découvrit avec étonnement après plusieurs secondes de questionnement intérieur — de l'un des deux propriétaires de ces lieux, nu et recroquevillé en position fœtale. Celui-ci tremblait sur le sol, à demi recouvert des éclats de terre et de neige dus à sa chute, il gémissait par épisodes succincts. Une vision terriblement pathétique, ne pouvant éveiller que dégoût et rejet. Sans l'avoir décidé consciemment, il avait continué de reculer, de mettre le plus de distance possible entre lui et ces êtres obscènes. Ses pensées se perdaient dans des projections de rancœur et de haine. Elles furent soudainement balayées par une perte d'équilibre; la terre se dérobait sous son dernier pas. Il ne parvint à se retenir sur le sol étrangement humide, et glissa le long d'une pente raide sur plusieurs mètres avant de se stopper, la jambe plantée dans une substance agressive. La douleur était pleine, totale; des centaines de morsures et d'écorchures superposées sur sa peau, s'enfonçant progressivement dans sa chair. Il dut creuser le sol à plusieurs reprises, labourer la terre avec ses dernières forces pour s'extirper de l'étreinte et remonter jusqu'au chemin. De retour à l'abri en haut du talus, exténué par ses derniers efforts violents et inattendus, il se retourna et contempla, assis sur un large galet plat, le dos voûté, l'étendu d'eau interminable qui s'écoulait devant ses yeux. Partout n'étaient que fluctuations des reflets de la pleine lune, de fins filaments de lumière ondulant dans les ténèbres laissant deviner vaguement les obstacles épars et les variations de topologie du lit du cours d'eau. Avec le doux murmure du courant qui emplissait l'espace. Il retira sa botte et sa chaussette mouillées, essora superficiellement la jambe de son pyjama. Il remarqua ses ongles sales, les écorchures au bout de ses doigts. Par la même occasion, il prit pleinement conscience de sa situation, sa respiration saccadée, son cœur frappant dans son thorax, le tremblement de ses membres, l'impossibilité de bouger ses orteils glacés. Il se laissa tomber à l'arrière sur des touffes d'herbe humide, les yeux clos. Son seul désir était que toute cette histoire finisse dès maintenant, elle n'avait que duré trop longtemps sans avoir de sens.




 Il rouvrit les yeux plus tard, sans aucune notion précise du temps écoulé. Le brouillard l'enveloppait totalement et le coupait de tout repère spatial. Cette expression climatique devait être — en tout cas l'espérait-il — l'annonce de l'aurore proche. Le cercle illuminé de la lune le fixait au zénith. Les souvenirs de sa chambre, du début de cette nuit, du départ de ces événements lui revenaient de plus en plus précisément. Il sentit alors qu'il pourrait reformer et surtout comprendre le cours de l'histoire. L'enchaînement des actions se reconstruisait quand la lune s'éclipsa. Et le plongea dans le noir le plus complet. Quelques gouttes, de fréquence croissante, puis l'écoulement continu d'un liquide brûlant se déversait sur son visage. Le flot augmentait sans cesse et submergea bientôt sa face, s'immisçant dans son nez et sa bouche à chaque inspiration. La panique, la peur de mourir noyé, bien plus concrète et fatale que tout ce qu'il eut pu ressentir au long de son périple, l'étreignait et le paralysait en cet instant. Il ne ressentait que le goût du sang au fond de sa gorge. La torture demeurait, constante et implacable. Enfin, la sensation de s'enfoncer dans les profondeurs, la chute en arrière, les gravillons du sentier qui lui rentraient dans le crâne et le transperçaient. La pression s'intensifia pour éclater dans un hurlement.




 Les yeux grands ouverts, la bouche béante et sèche, l'espace qui se redensifiait autour de lui. Il gisait dans son lit, les draps démontés s'étalaient pour moitié sur le sol. Il cligna des paupières, ingurgita une once de salive âpre. Son esprit tentait de recomposer son environnement immédiat. Un brouillard épais embrumait ses pensée, se juxtaposait à la semi-obscurité de la chambre. Il se redressa lentement, posant sa main sur la table de chevet. Un verre d'eau et une étoffe humide s'y trouvaient, illuminés par la lampe vacillante derrière l'abat-jour. Après quelques instants il se leva, détendant son corps de tout son long comme pour la première fois. Son pyjama souillé de la sueur d'une nuit torturée collait sur sa peau. Des courbatures dans son dos, ses membres, son cou, paralysaient localement tendons et muscles. Au premier pas jaillit une douleur aiguë dans sa cuisse, ses fibres musculaires comme nouées sous le derme. Une tâche bleuâtre, irrégulière, apparaissait dans l'entremêlement de poils. Il avança en boitant légèrement. Sa progression s'effectuait comme dans du coton, dans une mousse compacte qui à la fois le freinait et l'accompagnait dans ses mouvements. Le couloir et les escaliers semblaient se trouver dans une obscurité presque totale, les rideaux opaques étaient clos. Aucun indice disponible pour se positionner dans le temps. Son premier regard dans la grande salle d'entrée de l'établissement se dirigea vers l'horloge : la petite aiguille pointait vers le bas — fin d'après-midi ou début de matinée ? Le tenancier s'agitait derrière le comptoir. Ses longs membres indiquaient alternativement l'horloge et la fenêtre près de l'entrée, un flux de sons incohérents s'échappait de ses lèvres décharnées et fendues. Notre héros, au centre de la pièce, somnolant, s'approcha de la vitre. Il leva la tête et perçut les raisons de cette agitation. Une voiture était garée au bord de la petite route menant à l'hôtel, le coffre ouvert. Le chauffeur appuyé sur son véhicule n'attendait qu'un signe pour prendre la route. L'heure était enfin venue de partir. Les gestes qui suivirent cette vue de dénouement s'accomplirent de manière totalement désincarnée. Bagages et affaires personnelles furent récupérées à l'étage puis emmenées jusqu'au véhicule à l'extérieur. Aucun regard en arrière ne vint troubler la montée dans le véhicule. Le ressaut au départ réactiva une étincelle éphémère de conscience. Fatigué, mais surtout terriblement las, il tentait alors de rassembler ses souvenirs de la nuit passée. Tout lui apparaissait obscur. Et par extension, l'ensemble de son séjour devenait sans intérêt, son travail effectué sans aucun talent, en un mot inutile. Il succomba à son désir de mettre ces évènements de côté pour l'instant, de vider son esprit momentanément. Le cahot périodique de la voiture aidant, il s'assoupit.
 Un membre étiré en réaction d'une courbature naissante… Des étoiles chancelantes effacées rapidement par des nuages estompés… Les images et les sensations émergeaient sporadiquement de la surface lisse d'un océan onirique… Le doux toucher de la banquette au niveau de la nuque… Le reflet de son visage balafré par des cernes sombres… Un pincement discontinu au dos de sa cuisse gauche… Une source intérieure s'activa soudainement au plus profond de lui, l'extirpa de sa somnolence. Ses yeux s'écarquillèrent. Ses membres perlaient de sueur et tremblaient de tout leur long en un seul et même mouvement. Sa langue collait à son palet asséché. Il devait réagir, se projeter de l'avant, oublier son spleen. À travers une respiration sonore, il s'adressa au chauffeur, lui demandant de s'arrêter au premier hameau rencontré. Il avait soif.

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