L'éther regorge de ces notions impalpables, qui ne parviennent à se condenser que dans des projets inachevés, des discussions oubliées, des croquis ensevelis, des textes raturés...
Et miraculeusement, en une unique occasion, se cristallisent en un récit intelligible.


Der Übermensch


 Les arbres rectilignes défilent à la périphérie de son champ de vision. Un sifflement sec dans ses tympans bat à la même fréquence. Les rares percées de lumière solaire au travers des strates accumulées de branchages produisent un effet stroboscopique. Chaque foulée remodèle le sol aux formes de ses empreintes; l'humus sylvestre déchiré, les racines éventrées, la terre écrasée. Chaque foulée rapproche le fantassin du combat dont il sortira victorieux.
 L'orée se dévoile devant lui, lumineuse. Les Grandes Portes de la Cité Capitale apparaissent en surimpression de l'image devant ses yeux. La gloire éternelle qui l'attend après le passage du seuil. Le cristallin n'accommode plus, le regard est porté à l'infini pendant un instant.
 Il s'arrête. L'énergie cinétique transmise au sol abat un couple de séquoias sempervirens centenaires. Il se redresse, figé. Une imposante statue de marbre noir aux muscles saillants est érigée au milieu de la forêt hostile dans une Stricte Harmonie. Il entre en communication avec les drones survolant la zone de combat, et il perçoit tout. La fin abrupte de l'assemblage compact de conifères. Puis la terre boueuse et charbonneuse, retournée à la hâte pour creuser tranchées et autres protections insignifiantes, parsemée de barrières barbelées étendues sans agencement déterminé. Plus loin la grande ligne de défense, bunker sommaire à demi enterré. Et enfin les indigènes crasseux blottis dans leurs trous, suant de terreur, acculés dans l'ultime place fortifiée encore en état de les protéger, de retarder vainement leur destin inéluctable. Des corps qui ont choisi leur dernière demeure.

 Le fantassin comtemple une vue d'ensemble sur l'ultime bastion, repoussé aux limites des territoires hostiles par les derniers mois de campagne.

 Déjà les artilleries, des dizaines de kilomètres à l'arrière du front, éjectent leur obus à fragmentation dans les airs. Une myriade d'étincelles illumine le ciel; le crépitement sonore n'intervient que quelques secondes plus tard, bien après la pluie de fléchettes neurotoxiques qui s'est abattue sur le champ de bataille. Les assiégés sortent alors de leurs tranchées et envahissent par légions le terrain. Ils suffoquent, marchent au hasard, s'échouent dans les barbelés. Ils paniquent et crient comme les bêtes apeurées qu'ils sont.
 Le fantassin fléchit ses jambes, muscles sartorius bandés, ses pieds pivotent imperceptiblement pour rechercher les appuis optimaux dans le sol gras. Il se détend, s'élève dans les airs à plusieurs mètres du sol.



 Et il parait sur le champ de bataille, le lieu où il pourra pleinement s'accomplir.

 Le soleil couchant derrière le fantassin aveugle ses opposants. Une ombre glacée découpée dans la lueur semble fondre sur eux, spectre concret et massif, ses membres supérieurs prolongés par des lances aux extrémités menaçantes, ses membres supérieurs étendus de part en part pour englober ses futures victimes. Des contours, des reliefs se densifient sur ce qui semble être le visage de l'assaillant : des traits tranchés, nets, des surfaces lisses et brillantes, un assemblage artificiel parfait. L'un des assiégés croit percevoir un regard sombre sous l'ombre des arcades proéminentes taillées dans le masque. Mais il est déjà trop tard, le fantassin a touché brièvement le sol, a bondi de l'avant, a progressé vers son objectif. Il ne laisse aucune trace derrière lui exceptés les minces filets de sang dessinés par la trajectoire de la pointe de ses lances souillées, chacun reliant une lame aux différentes artères finement sectionnées. Les ennemis bavent d'une salive mêlée de sang. Les corps s'écroulent lourdement dans la boue.
 Les lances fendent les airs. Clairement identifiables au travers de l'armure intégrale en nanofibres organiques, les différents faisceaux musculaires se contractent au niveau du grand pectoral gauche. Un exposé d'anatomie parfait. Une démonstration d'esthétisme implacable. L'influx nerveux se propage dans le membre, chaque muscle et tendon se durcissant les uns après les autres, dans un ballet de Stricte Harmonie, pour imprimer impulsion et précision au pieu acéré. Un dernier mouvement de poignet, sec et ferme, ligaments gravés sous le derme. La lame s'enfonce puis se retire de l'artère fémorale. Un jet grenat sous pression jaillit de la cuisse de l'adversaire; ses jambes faiblissent, il s'écroule et avale la terre. Déjà la lance est de nouveau plaquée le long du bras, calée au creux de l'omoplate. Elle pointe à l'opposé de la course du fantassin, prête à harponner encore et encore la chair.
 Les assiégés les plus téméraires projettent vociférations, postillons et balles de leurs armes à feu rudimentaires en direction du fantassin. Les projectiles fusent dans toutes les directions, éclatent dans le sol, transpercent le corps d'un allié, se perdent dans les cieux, recréent le désordre dans lequel se complaisent quotidiennement les indigènes. L'assaillant ne perçoit que les éclairs des canons. Il repère ses ennemis, élabore son plan de progression. La lame plantée sous les côtes ici, traversant l'intérieur d'une cuisse là, tranchant une gorge ensuite. Une balle l'atteint en plein thorax. Le tissu actif de la combinaison répond au stimuli de l'impact, elle se rigidifie instantanément et repousse le projectile. Le recul du choc est intégralement compensé par la musculature sous-jacente du fantassin. Aucune dérive dans la trajectoire prévue. L'impact ne laissera qu'un léger hématome superficiel et un bout de métal concassé éjecté dans les airs.

 L'assaut n'a débuté que quelques minutes auparavant, pourtant le calme investit de nouveau l'atmosphère. Allongé sur le dos, un mourant se concentre sur son souffle dont le rythme s'accélère, un souffle qui semble vouloir lui échapper comme la terre qu'il empoigne de ses mains faiblissantes. Il contemple la musculature magistrale dressée sur une des arêtes visibles du bunker sous-terrain. Le fantassin reste figé, il ne vacille pas malgré le vent qui se lève comme pour balayer les derniers détritus de la terre corrompue, pour aseptiser les dépouilles devenues édifices géologiques pétrifiés; pour qu'enfin puisse renaître une nature moins ingrate. La silhouette s'efface progressivement derrière le voile carmin qui submerge la cornée.
 Une frappe lourde entame l'épaisse couche de matériau qui ne ralentira que vainement la progression du fantassin. La lame s'enfonce nettement, les débris de toutes tailles giclent. De nouveaux coups pleuvent, l'un après l'autre à intervalles rapprochés, prolongeant strictement la ligne de fracture qui se dessine sur le béton jusqu'à sa destruction complète. Rapidement la structure fragilisée ploie sous le poids du fantassin et s'écroule sur elle-même. Il se tient maintenant à l'intérieur du bastion fortifié devenu chambre funéraire, genoux fléchis, entouré par la poussière qui se dilue lentement dans l'interminable réseau de couloirs où les derniers indigènes demeurent recroquevillés. Des cris perçants et désordonnés lui parviennent par échos successifs. Le fantassin relève la tête et avance.
 Il progresse dans une atmosphère moite et suintante où des agrégats de particules en suspension se condensent sous l'effet de l'humidité en une bruine opaque. Le chemin est balisé uniquement par les faibles lueurs diffusées se balançant au plafond. Pourtant son pas est sûr et serein, intégralement guidé par les données topologiques collectées par les drones aériens puis transmises à ses extensions mémorielles. Les interminables couloirs aux structures orthogonales et périodiques distillent une sensation d'imprégnation éthérée des réminiscences de la Cité Capitale.

 Les paupières demeurent fermées un temps plus long qu'à l'ordinaire.

 Les Colossales Colonnes structurant la Cité Capitale se dressent dans son esprit. La Coupole Centrale se matérialise, imposante et figée devant son regard; son architecture et sa topologie éternelles se concrétisent. Les bas-reliefs se précisent au fur et à mesure que sa pensée converge vers les détails. Les drapés des bannières murales et des toges sur les citoyens s'affairant frissonnent, les textures et les couleurs primaires saturées fluctuent tels des phosphènes impressionnés sur la rétine. Chaque singularité cristallisée apparait pleinement accessible à ses sens.
 Mais les anomalies pointent, effacent l'illusion, elles jaillissent des parois des couloirs souterrains sous forme de balafres dans les murs, le béton défoncé, les câbles branlant au plafond. Autour de lui n'est qu'aménagement éparse et aléatoire de reliques, d'idoles et de mobiliers recyclés agencés pour former des lieux de vie sporadiques abandonnés. Un amoncellement hétérogène caractéristique des agglomérations cosmopolites extérieures traversées au long de ces années de campagne.
 Le fantassin poursuit son parcours tandis que son esprit de pure rationalité brasse ses souvenirs amassés, il tente de les ordonner mais ne parvient pas à fixer une structure sociale indigène claire. Ne se dégage qu'un modèle général éternellement remis en question. Des paradigmes socio-scientifiques régulièrement refondés, perméables aux brassages ethniques incessants. Dans ces vies où l'empressement et la mutation semblent être les seules constantes, rien de respectable n'arrive à émerger, rien de naturel ne transparait.

 Rien n'évoque la Stricte Harmonie plusieurs fois millénaire.

 Dans le ronronnement fiévreux en stagnation, il perçoit une expiration retenue, des pas de fréquence croissante derrière lui. Le fantassin fléchit la jambe droite, bascule son bassin et se retourne pour faire face à l'assaillant. Un faciès torturé par la fureur, une peau basanée et crevassée par le soleil, la bave souillant ses vêtements disparates. Un barreau d'acier pointé fébrilement au devant de sa course. Le jeune indigène est à quelques mètres de sa cible. Un mouvement véloce déploie la lance télescopique du fantassin qui se bloque sur sa main gauche placée en pivot glissant pour ajuster la future réplique. Puis la lame déchire l'air et la gorge de l'enragé. Un jaillissement rouge vif perturbe la monochromie de la paroi. Tandis que le corps de l'indigène presque amorphe titube en continuant son mouvement, le fantassin pivote l'axe de ses épaules et écrase la tempe de son opposant d'une pression de l'olécrâne ulnaire. Le crâne se fend de toute part à l'impact sur la paroi opposée. Le fantassin se redresse. Le corps encore parcouru de spasmes s'étend sur le sol. La lance est replacée dans son fourreau dorsal. Le fantassin reprend sa marche.

 Le sang déploie sa bannière écarlate jusqu'à ses pieds.

 Les heures s'écoulent, les vies s'éteignent, la mission se poursuit. Le fantassin se dirige volontairement dans une impasse, s'isole pour se consacrer un temps de repos physiologique nécessaire. La pièce est sombre, confuse, étouffante. Les écrans et autres équipements électroniques massifs demeurent recouverts par les vêtements mités, les reliquats de mobilier en bois rongé, les restes de nourriture pourrissante. Des photos de vie quotidienne indigène sont fixées sur les quatre murs. L'ensemble comme fossilisé par la poussière grisâtre.
 Le fantassin s'immobilise au centre de la pièce, expire profondément; l'imposante musculature se relâche produisant un souffle lourd presque audible. Un rythme lent est insufflé par la rotation de l'hélice de l'aération, le courant d'air et la lumière intermittents. Le masque poli retiré laisse apparaître des traits tout aussi anguleux, arcades et arête nasale parfaitement rectilignes. Des courtes mèches bouclées comme pétrifiées structurent sa chevelure blonde unie. Un visage homogène, harmonieux, presque irréel.
 Dans l'ombre d'un amoncellement, deux yeux percent d'une lumière vacillante. Des bouffées de vapeur se diffusent au rythme de la respiration de la femme accroupie. Malgré son absence totale d'empathie innée, le fantassin a appris à reconnaître ce regard insistant au fil de ses rencontres : celui-ci lui implore de lui laisser la vie sauve. Dans son esprit aucune haine, aucune pitié, aucun mépris. Seulement de l'application et de l'exactitude. L'accomplissement de son action naturelle. Une touche de carmin projetée vient s'ajouter à la Stricte Harmonie de son portrait.

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