HEURISTIQUES

Première expérience avec l'écriture... De la science fiction pour préserver une certaine légitimité. Une limitation à des récits courts pour garder une certaine humilité...
Mais l'ambition néanmoins de vous souhaiter une lecture agréable.



Vagabondage sous le sombre ciel de midi

 « Outch ! » Mes yeux. Le vide spatial demande vraiment des réflexes bien particuliers, que je n'ai vraisemblablement pas naturellement. Quand un vaisseau, bien que paraissant peser plusieurs tonnes, démarre sans un seul bruit, sans une seule vibration à quelques centaines de mètres de soi, on ne pense pas qu'un éclat aveuglant va jaillir dans l'instant de ses propulseurs. Sur ce point, les véhicules en approche sont moins sournois, avec des moteurs allumés bien avant qu'ils ne soient visibles pour décélérer jusqu'à une vitesse permettant la capture par l'attraction terrestre. « A plus les mecs... » Voilà son dernier message. La communication directe vient de s'interrompre. Il ne changera donc jamais. Comme toujours des messages collectifs, aucune remarque ne m'est adressée personnellement. Je suis pourtant le seul à avoir fait le déplacement, chose de plus en plus rare de nos jours si il n'y a pas une motivation à caractère corporelle à la clé. Mais il méritait quand même cet honneur ; il est un peu – en tout cas de mon point de vue – le mentor de notre communauté. N'avoir plus que des messages enregistrés va me faire très bizarre. Plus de conversation de vive voix, cela va me manquer. Il va me manquer.

 Le prochain départ pour la surface est dans plus de dix minutes. Putain d'ascenseur spatial ! C'est la dernière fois que je monte ici. Bon d'accord, la vue est dépaysante : un ciel sans atmosphère, des étoiles totalement figées, qui ne scintillent plus, tout ça en pleine journée tandis que le soleil se trouve juste au dessus de mon crâne, au zénith, masqué automatiquement par la verrière intelligente. Par contre, l'architecture est d'un banal ; des immeubles et d'innombrables passerelles les reliant, le tout d'un seul tenant, avec sur les façades, au choix, des isolations sonores ou thermiques, des vitres, ou de la végétation ornementale, chacun disposé comme partout ailleurs sur cette planète dans un souci d'optimisation maximale. D'où le sentiment omniprésent de se trouver dans un environnement plus que familier. Assommant et totalement artificiel. Même si ce dernier terme ne peut pas vraiment être considéré objectivement comme péjoratif. Rien sur cette fichue planète n'a pas été façonné par la main humaine, même ces prétendus parcs naturels sauvages sont des reconstitutions d'écosystèmes plus ou moins améliorés artificiellement.
 Mais le pire de tout vient du monopole de l'édifice – cette plateforme dont on ne sait pas vraiment si elle se repose sur ou si elle est retenue par l'interminable ascenseur qui la relie à la surface –, un monopole total par cette firme dont je ne retiens jamais le nom, qui évidemment n'est pas la mienne. Il n'est pas vraiment bon de fréquenter un ami d'une firme différente. Je ne peux pas lui en vouloir ; le voyage spatial à grande distance est encore en situation de quasi monopole et il a dû se résigner à se transférer. Un transfert qui ne s'est pas fait sans heurt. Enfin, pas le transfert en lui-même, qui fut facilité grandement par son évaluation d'impact d'influence – son transfert devait selon les analystes engendrer une cascade de nouveaux transferts en leur faveur, ils attendent encore. Par contre, sa préparation en vue de son voyage d'aujourd'hui lui a demandé de nombreux efforts ; lui qui devait sans aucun doute être le dernier homme à arborer un goitre aussi fièrement qu'un nœud de papillon.
 Je me déplace dans un décor familier mais je ne peux interagir avec lui. Tout y est surtaxé pour les simples touristes comme moi, qui ne disposent pas de l'abonnement adéquat. Le moindre service qui me sera fourni me demandera un temps de compensation double, voire pire. Paradoxalement, je suis inondé de publicités personnalisées via le réseau et sur les divers projecteurs dans les rues. Tout me pousse à une consommation que je refuse autant idéologiquement qu'économiquement. Il est vrai que je leur rends la pareille. Des bandeaux et autres enseignes de ma propre firme sont actuellement en rotation autour de moi, visibles par la totalité des personnes dont les nerfs optiques sont connectés en permanence au réseau, donc vraisemblablement par la totalité des personnes en général. À la nuance près qu'il n'y plus que les imbéciles qui n'ont pas de filtres installés.
 « Alors l'étranger, Will Sans-kiki, on vient voir la concurrence. On a les glandes parce qu'on a une firme de merde, qui sait même pas faire des vaisseaux qui sortent de l'orbite terrestre, et qui... » bla, bla, bla et bla. Juste un fanboy un peu plus virulent que les autres. Je n'avais pas remarqué jusqu'alors, mais une partie des passants me dévisagent. Une faible proportion certes mais assez grande pour me mettre mal à l'aise. Je n'aurais jamais cru qu'un monopole puisse être à l'origine d'un repli sur soi-même de cette ampleur. Je ferais mieux de me diriger directement près de l'embarcadère de l'ascenseur et d'attendre là-bas. Sortir de cet univers un peu trop autarcique à mon goût.
 Repensant à l'intervention du gamin, je ne considère pas la conquête spatiale comme un enjeu si crucial, clairement pas avant quelques siècles. Il serait très étonnant que je vois de mon vivant des colonies permanentes autonomes ou du tourisme à grande échelle dans l'ensemble du système solaire. Ces travaux ne s'effectuent tout simplement pas sur la même base de temps. En définitive, je suis entièrement satisfait par ma « firme de merde ». Un abonnement réduit au strict minimum – nourriture, transport, accès aux bibliothèques culturelles, le minimum vital –, pour une compensation, il est vrai très loin d'être stimulante ou gratifiante, mais correspondant à seulement quelques heures par jour. On ne la surnomme pas la firme des vagabonds et des saltimbanques pour rien. Personnellement je me placerais volontiers dans la deuxième catégorie, malgré mon caractère casanier, ma tendance misanthropique et l'absence de toute production artistique concrète. Une accumulation de contre-exemples qui devrait peut-être me pousser à trouver un nouveau qualificatif plus pertinent.

 Une alerte sur mon agenda ? ! Qu'est-ce que ça peut... L'ascenseur ! Il va partir sans moi ! Quel idiot ! Il faut vraiment qu'un jour je me décide à arrêter de me raconter ces histoires sans intérêt dans ma tête. Vite !



Le nouveau monde


 Le quai commence à s'éloigner. Le dernier lien qui reliait ces futurs colons avec leur Terre natale vient de se rompre. Ils dériveront lentement jusqu'à être assez éloignés de l'ascenseur spatial pour que le propulseur principal se mette en route et les mène à leur destination, leur apportant par la même occasion une accélération suffisante pour qu'ils puissent se déplacer dans l'infrastructure comme s'ils étaient encore attachés à un astre massif. D'ici là, il leur faudra patienter immobiles sur leur siège, forcés de regarder droit dans les yeux le globe qu'ils ne fouleront plus. Jamais.
 Les visages sont inexpressifs. Diffcile de préciser s'il s'agit de la manifestation de l'anxiété et du stress, ou simplement d'une dernière connection de leur esprit avec leur famille restée sur l'embarcadère, via un réseau de plus en plus faible, de plus en plus ténu.
 Deux catégories de voyageurs se dessinent à l'œil nu.

 Une délégation de plusieurs dizaines de jeunes adolescents âgés de 13 à 15 ans forment la grande majorité du convoi. Ils ont tous sans exception validé la totalité des modules de scolarité universelle quelques années en avance par rapport au processus classique. Et la plupart d'entre eux ont déjà débuté en parallèle les filières de spécialisation les plus prestigieuses. Grégor, Amel, Mei, Ash, Miguel, Karin, Salomé... Ils sont l'élite d'une civilisation devenu planétaire, et qui pointe désormais un objectif bien plus universel et mégalomane en s'aventurant au-delà même de la ceinture d'astéroïdes. Ils seront les premières briques, les fondations d'une société vouée à se développer d'une manière radicalement différente en rapport à toutes celles qui ont pu apparaître dans l'Histoire. Dans un environnement bien plus hostile certes, mais dont la connaissance et la maîtrise est complète. Ils doivent reprendre la station orbitale Jovi aux automates qui l'ont élaborée depuis tant d'années, et qui attendent maintenant l'arrivée du sauveur qui viendra les guider vers des horizons nouveaux. Le futur premier satellite artificiel habité jovien, fragile îlot perdu au milieu du vide, tel est leur destination.
 Ces exilés forment l'espoir et la fierté de l'ensemble d'une espèce.

 Ironiquement, figurent dans les passagers un certain nombre de personnes plus que centenaires. Leur voyage sera aussi sans retour, mais d'une toute autre manière. Leur bilan physico-physiologique ne leur prédit pas plus de deux ans de survie dans ces conditions inédites, mais une survie plus proche d'une sur-vie. Une compensation de toute une existence de labeur et de privation pour ces quelques instants futurs. La satisfaction d'avoir agi en mécène pour permettre cette avancée, mais surtout le rêve égoïste de vivre enfin ce que tout homme a pu désirer depuis si longtemps : s'éloigner de son berceau pour atteindre ces contrées vierges et intactes, être l'ambassadeur de la vie biologique sur ces cailloux inertes, et s'aventurer dans l'infini de cet univers, communier avec lui jusqu'à ce que la mort les séparent. En somme, un prologue avant une si peu probable et pourtant si espérée plénitude post mortem.

 Seul un intrus s'est glissé dans la foule, reprenant l'aspect des derniers mais l'espoir des premiers. L'inertie de la société humaine lui avait fait perdre tout espoir en une utopie, espoir qui lui est apparu renaître à l'idée d'une nouvelle remise à zéro. Un espace fermé, une population réduite, des esprits éduqués, une hiérarchie absente, autant d'atouts pour permettre l'émergence d'une organisation communautaire et égalitaire. Il se permet enfin d'avoir foi en un futur meilleur.
 Soudain la nostalgie l'assaille. Il laisse derrière lui son passé, ses connaissances, ses amis. Les doutes apparaissent. Son expérience aurait dû le prémunir de cette douce naïveté qui l'a guidé jusqu'ici. Ses idées se brouillent. Puis un bruit cisaille l'air, l'accélération nouvelle remodèle ses muscles et son cerveau. Il reprend ses esprits et se relève fièrement. Il fixe alors l'astre s'évanouissant lentement devant lui, sans réussir à totalement accommoder, l'image baignant derrière un léger voile humide. Il ferme les paupières, avale une bouffée d'air. Son ultime message, bien que reprenant dans sa forme les tics du personnage social qu'il a incarné toutes ces années, a réussi à absorber et concentrer la globalité de ses sincères émotions, vidant par la même occasion de son contenu le corps où elles sont nées. Laissé comme dernière relique, le message se dilue dans l'atmosphère et sera capté par les quelques âmes qui regretteront l'émigrant : « A plus les mecs... »
 Il se retourne définitivement vers ses nouveaux camarades.



Flotter jusqu'à la chute

 « Tu te rends compte l'époque que ce devait être. Je pense avoir lu tous les textes disponibles sur cette période et je ressens encore la même excitation, intacte, comme à la première ligne. Et même peut-être encore plus forte, maintenant que je cerne les réflexes de pensée, l'atmosphère, et surtout toutes les implications sur notre vie. Il s'agit vraiment d'une période charnière, fondatrice de notre société moderne. On ne parle pas de transition technologique pour rien. »
 Couché sur son lit, les mains calées entre l'arrière de son crâne et l'oreiller, les yeux clos et un large sourire aux lèvres, Will était à la fois captivé et bercé par ce flot de paroles ininterrompu. Il se demandait encore de quelle manière il avait pu survivre ces derniers jours sans entendre le son de sa voix. Entendre et non écouter, car ce n'était pas tellement le contenu de l'exposé qui le captivait, mais la capacité à mémoriser une si grande quantité d'informations et à la déverser sans discontinuer tel un barrage ouvrant ses vannes après des semaines de crue. Au fond un peu jaloux, il était malheureusement dans l'incapacité physiologique de se focaliser exclusivement sur un sujet et pouvoir ressortir une quelconque production concrète et aboutie. Son imagination se serait déjà envolée vers d'autres contrées toutes aussi éphémères.
 « Je sais tout ça grossièrement. Enfin, j'ai de vagues souvenirs de mes études. Mais j'ai toujours pensé qu'il n'y avait rien de bien révolutionnaire là dedans, juste une évolution comme une autre dans l'histoire.
 — Désolé mais ces évènements conditionnent totalement notre vie, que ce soit en terme d'amélioration ou de contrainte. » Deux mots. Deux mots avaient suffi pour que le fil de son récit se reconnecte. Le ton était toujours tonique, et le débit soutenu.
 « Les reliques de cette activité humaine sont visibles tout autour de nous. Enfin pas véritablement visibles, mais elles doivent être prises en compte systématiquement dans notre urbanisme. Tu serais étonné de connaître le nombre de constructions souterraines avortées du fait de la présence de déchets radioactifs vitrifiés ou de poches de gaz à effet de serre. Les gens étaient incroyablement ingénieux et naïfs en même temps. Ils ne possédaient pas encore une source d'énergie suffisante comparée à leurs besoins, et surtout pas de méthode de stockage. Alors ils ont essayé toutes les solutions, en les cumulant la plupart du temps. Tout ce qu'ils pouvaient trouver dans leur environnement immédiat : la chimie carbonée fossile ou les photons solaires, tous les mécanismes environnementaux terrestres étaient ponctionnés à un moment ou à un autre, qu'ils soient hydrauliques, géologiques ou atmosphériques. La création de résidus inutilisables était un risque accepté.
 — En somme, ils étaient comme des enfants découvrant un nouveau jeu : en profiter le plus possible mais être prêt à chaque instant à tout cacher sous le tapis et à nier leur responsabilité en cas d'incident.
 — Si tu veux. » Réplique hautaine s'il en était. Pour Will, cette capacité à identifier et s'identifier à une psychologie vieille de plusieurs siècles, si éloignée des réflexes contemporains, était encore plus difficile à comprendre lorsqu'elle était mise en parallèle avec l'absence d'un quelconque recul, d'un second degré – contre-réaction pourtant instinctive chez lui. Les mécanismes de pensée de cette femme lui seront à jamais étrangers et mystérieux.
 « Pour moi, le plus frappant, ce sont les nanofix. Ou plutôt leurs ancêtres. Bien sûr, ils sont à l'origine de la fin des maladies biologiques, de l'augmentation de la longévité humaine, et j'en oublie sans doute. Mais il faut garder à l'esprit que l'extinction de la diversité des espèces animales et végétales provient directement de la manipulation maladroite de nano-objets. Ceux-ci ont dû être corrigés par la suite par une nouvelle génération de nanofix – plus proches de ceux que l'on connaît – pour inhiber les précédents qui sont d'ailleurs encore présents et actifs dans l'air de nos jours. D'où les mises à jour régulières depuis la naissance. Tiens, j'avais oublié de mentionner l'impossibilité de gestation interne. Encore une conséquence des nanofix. Pas de tumeur mais pas de fœtus non plus : toute division de cellules trop rapide est avortée, encore plus si celles-ci ne partagent que 50% du génome de l'hôte. Donc tout cela est conditionné par les choix de l'époque, souvent régis par des idéologies – comme protéger des territoires ou des dogmes – aujourd'hui dérisoires. Enfin, ces histoires de nations, de religions et de guerres. Tu vois ce dont je parle ? »
 Léger silence. La question semblait plus ou moins rhétorique, mais elle était surtout blessante. Pensait-elle réellement qu'il ne connaissait pas des concepts aussi basiques de sociologie pré-globalisationniste. Encore un des nombreux aspects qui constituaient paradoxalement sa singularité et son charme.

 Tandis que l'écoulement des paroles avait repris son cours, imperturbable, Will se leva fébrilement. À demi conscient de son environnement, il se dirigea vers les toilettes. Le cerveau embrumé dans le nuage de mots défilant dans son esprit :
 «... ce que j'ai compris du sujet. Tu sais, tu devrais t'y intéresser, même à titre simplement personnel... Hé ! Tu m'écoutes ? »
 La réponse arriva avec un léger décalage.
 « Désolé, je... faisais autre chose, répondit faiblement une voie coupable.
 — Tu es chez toi, non ?
 — Oui, pourquoi ?
 — Alors continuons cette conversation dans la salle blanche. S'il te plaît. Tu sais que je préfère parler avec les mains. Et au moins, je serai sûre que tu es attentif. »
 Will eut un rictus. Il aurait adoré pouvoir lire l'expression de Zya à ce moment, jauger la part de sérieux et d'humour dans cette remarque. Ce manque serait bientôt corrigé.
 Il se fraya un chemin entre les différents amoncellements d'objets divers plus ou moins à l'abandon dans son appartement, et entra dans la seule salle contrastant avec cette notion de désordre ambiant comme incrustée en guise de signature dans son intérieur. Quelques mètres carrés, lumière immaculée, un mobilier fondu dans les murs, un sentiment de neutralité nécessaire pour ce point de contact entre des lieux totalement différents. La porte close, l'ouverture vers l'extérieur pouvait être enclenchée.

 Assis au coin de la pièce, les mains calées entre l'arrière de son crâne et le mur, toujours un large sourire aux lèvres mais avec, cette fois-ci, les nerfs optiques connectés avec les antipodes, il contempla l'apparition du corps de son interlocutrice. Une imposante chevelure blonde platine, retenue dans un improbable emmêlement de nattes, couvrait partiellement une tenue en parfait accord, agglomération de franges multicolores saturées et plastifiées, qui laissait enfin apparaître deux longues jambes pâles terminées chacune par de minuscules pieds nus. Elle se retourna. Son visage n'avait lui aussi subi aucune modification depuis sa dernière visite. Des traits extrêmement fins, presque transparents, dessinés sur un teint de porcelaine. Elle repris son discours où elle l'avait laissé, le barrage ouvert de nouveau après ajustement de l'écluse. L'exposé était dorénavant accompagné de gestes amples de ses bras nus et d'une agitation frénétique des doigts, épicentres d'ondulations hypnotiques se propageant sur l'ensemble de sa tenue.
 «... apparition des premiers algorithmes d'interface. D'ailleurs, je m'intéresse particulièrement aux biotechnologies ces derniers jours. Physiologie, cybernétique et tout ce qui touche au métabolisme... »
 Immobile, il contemplait avec un intérêt intact la chorégraphie corporelle effectuée sous ses yeux. Du moins, il cherchait désespérément à retrouver sous cet avatar le réel aspect de Zya dont il aimait se souvenir, qu'il avait pu examiner et étudier si longuement quelques années auparavant. Une peau hâlée mettant en valeur des lèvres fines et colorées, des membres légèrement musclés, des hanches arrondies en prolongement d'une cambrure anguleuse, une mèche de jais échappée de ses cheveux attachés en arrière, des aréoles en cercle parfait, d'immenses yeux terminés en amandes. Ces images, témoins de leurs rares rencontres physiques, lui revenaient en ce moment par vagues successives. Des images teintées de nostalgie, leurs entrevues s'étant stoppées très vite d'un commun accord. Problème évident de compatibilité. Depuis, son nouvel amant – un certain Robert Ouaga, Will avait parcouru son profil au moment de leur rencontre plusieurs mois auparavant – devait la combler entièrement, comme semblait le prouver l'allongement toujours croissant des périodes sans échanges directs entre Zya et Will. Ce dernier remarqua alors un répit anormalement long dans le déluge de paroles.
 « Euh ? J'ai raté quelque chose ? » Il chercha en vain la réponse dans l'absence d'expression de l'avatar. Puis la sentence fut prononcée, abrupte et injuste :
 « Faut que j'y aille. Désolé. À plus tard. Bisous »
 Elle se figea sur ce clin d'œil, perdant peu à peu ses contrastes. Puis un courant imaginaire vint balayer sa substance en milliers de particules. Il s'agissait ici de l'unique fantaisie du thème visuel de Will.

 Seul restait l'austérité et le calme de la salle blanche. En son centre, Will, les yeux dans le vague, perdu à la fois dans le suivi du profil de Zya – elle était, comme pressenti, avec ce Bob – et dans ses pensées intrinsèques. Il ne persistait dans sa mémoire que des informations parcellaires de la conversation, insuffisantes pour remonter à la source exacte, à l'idée directrice du discours. Le bassin de ses sentiments était quant à lui rempli et prêt à déborder.
 L'immobilité de la scène demeura encore de nombreuses heures.



Sinusoïde amortie

 Le voilà enfin.
 Ses cheveux guident le vent autour de lui, ses bras rythment les battements de l'horloge, ses pas reculent peu à peu le sol pour me rapprocher de lui. Les badauds s'écartent, l'esquivent dans un majestueux ballet chorégraphié. Ils savent tous ce qu'ils ont à faire pour le mettre en valeur, Bob est le maître de son environnement.
 Il relève la tête, me fixe. Clin d'œil, accélération de la fréquence de la marche. Le bras droit levé. Main ouverte, doigts qui remuent. Ses lèvres épèlent lentement, dans un murmure, mon nom : « ... Zya... ». Un sourire éclaire son visage.

 Bruit suraigu.
 Deux jambes décrivent un arc parfait. Bris de glace, craquement sinistre, râle étouffé. Clameurs de la foule. Puis le silence, la chorégraphie est terminée, le spectacle est clos. Ou il ne fait que commencer.
 Je m'approche. Je ne sais quand la transition s'est opérée, mais ce que je vois n'est qu'une machine organique en phase de décharge. Le processus s'enclenche, invariable, comme je le connais trop bien. Spasmes et tremblements tout d'abord, libération du calcium dans les tissus. Première étape du programme biologique qui vient d'être mis en route. Pâleur des lèvres, rien ne circule plus dans le réseau. Seul le sang s'écoule, par gravité, et colore le sombre et mât revêtement du sol d'un grenat saturé, contrastant avec la variation de teinte et la désaturation de la peau. Panne électrique, plus d'impulsion pour gérer le système. Tout se relâche, membres, sphincter, mâchoire. Les pupilles se dilatent comme les globes se renversent.
 Le premier acte se termine. Vont arriver, à un rythme de plus en plus lent, les lividités, la rigidité, la décomposition. Abandonné en proie des lois physiques, le corps s'harmonise avec son environnement, incapable de retenir la fuite en avant de l'entropie. Son intégrité est à jamais perdue. Il n'est plus lui, il fait partie d'un plus grand tout. Je me retourne, marche. Mon corps est lui aussi devenu une machine, mais les routines de base sont toujours enclenchées. Déséquilibre, appui sur le mur, vomissements. Le système d'exploitation a été déconnecté inopinément, trop brutalement, sans sauvegarde des tâches. Sera-t-il endommagé lors de sa remise en route ? Sera-t-il remis en route ? Les genoux se plient, la colonne se voûte, les bras se placent au dessus, refermant l'œuf à l'abri du monde extérieur. Un dernier frisson naît au niveau de la carotide, se propage le long des vertèbres et se disperse dans le sol.
 Attente d'une nouvelle ligne de commande qui n'arrivera peut-être jamais.



Demi-tour à la croisée des chemins


 La respiration de Will est forcée, sonore. Les va-et-vient de sa poitrine sont visibles à travers le tissu hydrophobe de son pull-over. Celui-ci varie de teinte, de texture, gonfle et s'assèche. Capuche et gants se rétractent en col et bracelets tandis que le siège de son véhicule épouse la forme de son corps qu'il laisse s'étendre pour un repos mérité. Ces randonnées hebdomadaires, surtout quand une averse s'en mêle, ne sont plus de son âge. En tout cas ne correspondent plus à son état physique actuel.

 Clignement des yeux. Expiration allongée.

 La bulle transparente démarre. Le vrombissement léger mêlé à l'accélération provoque la douce sensation de relaxation qu'il recherchait. En surimpression des impacts de gouttes sur la vitre brille le décor urbain environnant. Les contours des bâtiments sont redessinés aussi clairement que des néons. Des cadres apparaissent, reliés aux différents éléments, mélanges de descriptifs sponsorisés, de pense-bêtes personnels, d'informations sur le monde extérieur qu'il suivrait scrupuleusement s'il se trouvait dans son état d'esprit habituel. Les arrêtes verticales défilent à fréquence croissante, se fondent bientôt en une seule et même bande de lueur pâle.
 Rien ne se fixe dans son esprit. Les images s'écoulent sans discontinuer, aucune rémanence dans ses sensations, aucune mémoire immédiate. Son détachement des choses n'a cessé de croître depuis tant de temps, et ne semble pas près d'arriver à saturation. Il se sent insensible. Il ne comprend plus ses contemporains, ne cherche plus à les comprendre.
 La vitesse de croisière est atteinte. L'accélération s'annule, l'affichage en réalité augmentée semble figée par effet stroboscopique. Un sentiment de flottement le soulève temporairement.

 Clignement des yeux. Inspiration allongée.

 Il plonge. Sa nuque bascule en arrière, effectue plusieurs tours sur elle-même. Un liquide glacé semble s'écouler entre ses neurones. Le vertige se rééquilibre aussi rapidement qu'il s'est déclenché. Ses yeux s'ouvre devant son espace interfaciel dans le réseau.
 Rien n'a été modifié d'un point de vue global, tout l'environnement comme laissé à l'abandon. Seules les variations insignifiantes d'une vie quotidienne pathétique de plusieurs centaines d'ami(e)s apparaissent en surface, telles des déplacements de données effectués par un poltergeist somnambule. Conversations, projets, débats, tant de productions collectives avortées, délaissées par des intervenants qui semblent s'être éparpillés progressivement jusqu'au point de non-retour. Ils errent maintenant, marchent au hasard, se croisent parfois, sans se voir, tel des spectres insensés. Une nouvelle tour de Babel désertée à cause de la perte de son centre attracteur.
 Il s'était imaginé à tort que le terme ami(e)s représentait plus qu'un terme consacré, que cette communauté était fondée sur son sens étymologique.
 L'attitude de Zya est symptomatique de cet état de fait. Le lien fusionnel avec Will distendu peu à peu, qui se brise définitivement. Puis le choix de la simplicité pour elle. Un abonnement total – consommation et compensation maximales –, des amants fixes, des enfants à élever. Un modèle de vie déjà testé, déjà éprouvé. Une existence non pas monotone, mais évidente. L'attitude de Will est en parallèle la preuve de son propre malaise. Quelques jours pour laisser la jeune femme faire son deuil. Quelques semaines à attendre son retour. Quelques mois à regretter de ne pas avoir fait le premier pas. Quelques années à tenter vainement d'effacer son souvenir.
 Il se refuse pourtant à suivre le même chemin qu'elle, à passer à autre chose, à vivre simplement. Non par choix, mais par incapacité physiologique à apprécier l'instant présent pour ce qu'il est. Il ne peut se résoudre à abandonner ce regard extérieur sur sa propre existence. Certes il s'agit essentiellement d'une conscience de son insignifiance, de son absurdité, mais ce second degré lui est nécessaire. Il ne peut le séparer de sa propre définition d'exister.

 Clignement des yeux. Expiration allongée.

 Le monde réel réapparait devant les yeux de Will, l'affichage de réalité augmentée désactivée, plus aucun artifice n'interfère. Le rideau de pluie dense qui s'abat sur la surface transparente au-dessus de lui semble matérialiser la barrière qui le coupe de l'extérieur. Un isolement auparavant ironique, qui se fond aujourd'hui progressivement en désincarnation.
 Il se retrouve alors quelques instants en apesanteur lorsque son véhicule s'engouffre dans les profondeurs du sous-sol, ressent de nouveau cette libération physique si bénéfique, si éphémère. Bientôt la parenthèse introspective de ce voyage s'arrête, la destination est atteinte. Il laisse enfin son esprit s'évader vers des horizons plus futiles tandis qu'il se redresse, change de vêtements, traverse les différents sas de décontamination, pour déboucher dans l'immensité immaculée qui s'étend à perte de vue. Quelques heures de gestes et de pensées automatiques dans cette océan de verdure qu'est la ferme lui feront le plus grand bien.



Sursaut du géant


 Le module Spear termine sa phase de vol balistique. Fin de l'apesanteur. Des vibrations commencent à se faire sentir brisant le silence de la capsule. Puis vient le soubresaut de la mise en route des moteurs, provoquant une douleur intense dans des membres atrophiés par plusieurs mois de voyage sans avoir à lutter contre une gravité non négligeable. Par bonheur, le corps de la passagère est fixé de manière à éviter toute conséquence néfaste pour la suite de la mission. Aucune panique, aucun stress. Respiration et battements cardiaques réguliers, fréquences stabilisées. Elle sait ce qu'elle va subir, sa chair comme programmée par ces mois d'entraînement. Une pulsation extra-corporelle s'amplifie, beaucoup plus aiguë ; l'engin se prépare à se poser. Différentes harmoniques apparaissent, images des différents mécanismes qui se mettent en marche à l'approche de la phase critique. Crescendo de la symphonie mécanique pour atteindre enfin le spectre nominal quelques instants avant le contact.
 Atténuation des amplitudes, redshift. Le module est posé. Toutes les vibrations disparaissent, plus de régime transitoire, les instruments se fixent à leur valeur de repos. Le module est posé et restera immobile pour plusieurs heures. Seuls les battements physiologiques restent présents, imperturbables. Tout s'est déroulé comme convenu ; du moins si l'on en croit les données reçues par le module orbital Athena.
 Dans sa position, la coordinatrice est paradoxalement aveugle et omnisciente. Aucune image, aucune vue de la scène, si ce n'est le cockpit l'encerclant et la nourrissant de ses informations. Interface à la fois hermétique et exhaustive. Binaires, numériques et graphiques en une ou deux dimensions ; toutes les données nécessaires à la compréhension du monde – du moins de la petite partie de monde dont elle est en charge – sont devant ses yeux. Pas de relief, pas de réalité augmentée, on se contente ici d'utiliser les techniques éprouvées du passé. Déconcertant au premier abord, l'habitude fait que l'on se demande ensuite la pertinence exacte de ces prétendues améliorations. Diodes, compteurs, graphes ; images synthétiques de la réalité première, plus austères mais au combien plus précises et dignes de confiance. Conscience omnisciente mais éthérée. On regarde mais on ne touche pas. Quelle frustration. La prise d'échantillons sur les corpuscules de l'anneau E, via manipulation de membres articulés semi-automatiques, est de l'histoire ancienne. Son attention doit maintenant se focaliser entièrement sur les actions de sa coéquipière, devenue pour la circonstance le corps semi-automatique téléguidé pour la récolte d'échantillons à la surface du satellite.
 Les contrôles ont été effectués, le statut précédent peut évoluer, la sortie est imminente. La passagère à la surface change sa condition de spectatrice pour celle d'actrice. Enfin.
 Il est temps de passer à un mécanisme de communication plus intuitif. Enclenchement de la conversation vocale.
 « Tilaa Karin, coordinatrice de mission. Rapport vocal à suivre : constantes physiologiques aux valeurs nominales – Données temporelles et spatiales dans les marges d'erreurs par rapport aux prévisions, inférieures à 3%. À vous.
 — Attorin Amel, opératrice au sol. Prochain objectif à 1550 mètres. Temps estimé pour l'atteindre : 82 minutes. Paramètres environnementaux optimaux. Aucune remarque annexe. À vous.
 — Bien reçu. Fin de transmission. »
Clac. Le commutateur gérant la liaison vocale avec le reste de l'univers civilisé est maintenant désenclenché. Après seulement quelques pas, Amel reprend la parole :
 « Au moins pendant les entraînements, on nous fait varier des paramètres, on nous met des bâtons dans les roues. Mais là, rien. Dix huit mois à évaluer et optimiser les différents cas de figures, pour qu'en définitive, on nous demande de réciter par cœur les gestes appris lors de la première semaine. C'est navrant.
 — Arrête de te plaindre. Toi au moins tu bouges. Moi je reste perchée là-haut, immobile, à regarder des constantes varier encore plus faiblement que les marges d'erreurs établies par les simulateurs. Mais si tu le désires, je peux dépressuriser une partie de ton équipement.
 — Je suis prête à parier que tu n'as même pas la liberté de le faire. Les commandes manuelles ne se déverrouillent pas tant qu'un problème n'est pas détecté par les routines. N'est-ce pas ?
 — Un point pour toi.
 — C'est exactement ce que je veux te démontrer. Notre job pourrait être fait par mon householder. Enregistrer des commandes, les ressortir et envoyer cette saleté de rapport qui est en fait un simple copier-coller des instructions nominales. Ni plus, ni moins. Bon d'accord, avec les sommes investies et les enjeux de concurrence, je veux bien reconnaître qu'une supervision externe est nécessaire. L'option consistant à utiliser des automates télédirigés est devenue ingérable avec des missions au-delà de la ceinture d'astéroïdes. Plus de deux heures de décalage luminique avec la Terre, et au minimum une bonne demi-heure avec Jovi. C'est clair que que ça réduit la réactivité.
 « Admettons qu'il faut une équipe totalement autonome. Une IA commerciale pourrait facilement débiter des commandes préétablies avec des paramètres environnementaux de si faible variance. En plus, la plupart des inconnues sont introduites par la présence humaine. Imagine seulement une machine avec un rendement aussi faible, des besoins énergétiques aussi variés – lumière, oxygène, vitamines, protéines, minéraux, la nécessité d'une mise en veille de plusieurs heures et j'en oublie–; on rirait au nez des ingénieurs qui l'ont élaborée. Il faudra bien se faire à l'idée que nous avons été produits par l'évolution dans le but de nous adapter à des conditions très restreintes présentes uniquement sur Terre. Laissons l'espace à des entités pensées, développées et donc adaptées pour ce travail.
 — Je vais pas te ressortir le refrain déjà trop souvent répété sur la renommée et les parts de marché de la firme. Ce qu'on fait ici, c'est de la pure publicité, pas de la recherche scientifique. Tu n'as pas besoin de me présenter tous ces arguments pour me convaincre. Et je suis sûre que tu en es pleinement consciente aussi, sinon tu ne serais pas là.
 — Touchée. Puisque tout le monde doit compenser son abonnement à la firme, autant faire en sorte que toutes ces heures soient accumulées le plus vite possible et qu'elles rapportent une certaine reconnaissance. Je ne me vois vraiment pas jouer la surveillante pour les complexes agricoles pendant des années par exemple.
 — En ce qui concerne la reconnaissance, je pense être mieux placée que toi pour me plaindre. Est-ce que quelqu'un se souvient de Michael Collins ?
 — Moi oui. Mais dans un sens, il suffit de rester à tes côtés pendant un peu plus de dix minutes pour avoir sa biographie complète.
 — Pour nous il s'agit d'une référence nécessaire du fait de notre spécialité. Mais si je te cite Stanley Kubrick ou Andreï Tarkovski, je pense que tu auras plus de mal à me répondre cinéma, fin du XXe siècle. Et je n'espère même pas que tu me cites une de leurs œuvres.
 — Ah... Le bon vieux temps des projections physiques. Jamais eu l'occassion d'y assister d'ailleurs. Ça doit être quelque chose à vivre au moins une fois dans sa vie, pour ne pas mourir idiote. Sinon, en effet, je n'ai aucune idée de leur identité, mais tu vas sans doute me faire part de ta culture.
 — Je te vois venir. Tu me demandes une longue description dont tu ne vas écouter au grand maximum qu'un mot sur trois, dans le seul but de dissiper la solitude et l'ennui de la prochaine heure de marche. Et bien soit... Allons-y. »

 Après des premiers pas hésitants, un rythme commence à s'imposer de lui-même pour le corps de l'opératrice au sol. Toute la logique de la marche en pesanteur terrienne ou similaire est à réapprendre. Les mouvements superflus s'effacent lentement pour faire place à un enchaînement réduit au strict minimum, exemple de simplicité et de mesure, en harmonie avec le contexte environnant. Un effort constant est nécessaire pour suivre exclusivement le lent déploiement des membres inférieurs, l'un après l'autre.
Le pied droit décolle du sol. Pas de pensée parasite, surtout ne pas se perdre dans une réflexion contingente lorsqu'un geste est amorcé. Puis se repose. Évitons tout manque de concentration infime, tout petit écart par rapport au mouvement entamé. Au tour du gauche. Cette minuscule variation peut être la source d'une déviation croissante de la trajectoire initiale. Qui retouche le sol. Générant alors une panique qui aggraverait encore le problème, point d'origine d'un emballement menant au chaos le plus total. Et on recommence le processus, pas après pas.
 La conversation devient alors monologue, où l'interlocuteur ne capte qu'un défilement de sons sans cohérence, tel un brouhaha parvenant à un esprit perdu dans ses propres pensées. La connexion est impossible, problème de synchronisation.
 L'esprit embrumé continue sa course. L'objectif apparaît enfin à l'horizon, seule tache sombre dans cette bande de lumière blanche surexposée. Non pas que la luminosité instantanée perçue est trop grande – bien que la quasi totalité des rayons solaires soient réfléchis, la distance à l'astre majestueux le rend insignifiant de puissance – mais il s'agit bel et bien d'une surexposition de ce continent figé, fixé sous un ciel noir, vide de tout. Juxtaposition absurde mais pourtant réelle.
 Un bruit sourd commence à se faire entendre. Une vibration se propage le long de la colonne vertébrale de la pionnière, la reliant aux plus profonds mécanismes de l'astre. Elle amorce alors un lent mouvement de rotation, tentative inutile d'identifier et de comprendre l'action à venir. Les forces en jeu dépassent de loin sa frêle assurance. Le géant Encélade n'est pas encore dompté et balaie l'intrus d'un simple souffle.
 Une pression soulève le corps de la conquérante devenue pantin. Une atmosphère nouvelle l'entoure, chaleur qui ravive des sens engourdis. Le contraste de cette vapeur ténue avec le vide omniprésent la rend presque palpable. Elle semble même propager la légère mélodie continentale jusqu'aux tympans de la spectatrice, envoûtée. Une multitude de particules de glaces palpitent autour d'elle, pétillent, frétillent à la surface de sa combinaison. Un essaim de paillettes, source de réflexions intermittentes, fourmille, papillonne dans son champ de vision. Une envie irrépressible d'ouvrir son masque pour respirer, goûter ces flocons monte en elle. Les ressentir fondre au toucher de sa langue. Mais le contact est déjà perdu, l'expérience fugitive terminée, l'opportunité envolée. Le geyser lui a transmis son impulsion, aucun retour ne peut être envisagé.

 Les prévisions confirment une trajectoire hyperbolique. Il va falloir aller à sa rencontre le long de cette asymptote qui l'éloigne progressivement de cette terre qui vient de la rejeter ; puis la distinguer parmi la multitude de corps formant l'anneau de la planète mère. « Y a-t-il corrélation entre les corpuscules de l'anneau E et le satellite Encélade ? ». La question, prétexte scientifique de la mission, vient d'obtenir sa réponse par expérimentation directe.
 Les données physiologiques sont en dehors des normes établies, mais l'image peinte par la respiration saccadée, l'emballement du rythme cardiaque et des taux hormonaux ne prête définitivement pas à l'inquiétude. Amel rit.



L'éphémère naît puis ne meurt plus


 « Saleté de faucheuse... Depuis le temps que tu me tournais autour, tu as enfin réussi à m'avoir.
 « Depuis combien de temps je suis ainsi ? Aucune idée. Où je suis ? Ni au paradis ni à l'hôpital. Ni paix de l'esprit ni paix du corps. Il n'y a pas un centimètre cube de mon être qui ne me fasse pas souffrir, des lames comme plantées le long de ma colonne vertébrale. Je n'ose pas essayer de bouger mes membres, ni même d'ouvrir mes yeux pour voir ce morbide carnage que doit être devenu ce qui me servait de corps.
 « La dernière chose dont je me souvienne ? Cette masse sombre et vibrante qui me submerge. La faucheuse, modèle Wise Mantis 55.3.
 « Pendant ces douze dernières années, deux heures par jour sans interruption, elle a attendu le moment propice, l'instant d'inattention. Ou alors je viens simplement d'atteindre le seuil critique de probabilité pour qu'un incident se produise. Ces saletés d'engins, on ne sait jamais quel degré de réflexion y a été introduit. S'ils sont conscients de notre présence ou si le signal électrique d'un détecteur indique un obstacle. Peut-être est-ce la même chose au fond ? Des machines assez intelligentes pour que l'on se repose entièrement sur elles pour produire notre nourriture, nos vêtements, nos maisons, nos vies, mais pas assez futées pour éviter un pauvre type qui effectue les révisions de routines. Et l'IA de surveillance. Je n'entends pas d'alertes, rien qui ne traduirait un quelconque intérêt pour le cadavre couché sur le sol au milieu du champ de céréales ; juste le son régulier des moteurs, des vérins, des ar- rosages. Même les quelques insectes autorisés à évoluer dans cet écosystème continuent leurs tâches ; aucune solidarité biologique. Plus de vingt kilomètres carrés gérés à la seconde près, mais rien n'est capable de faire la distinction entre l'éclatement d'un potiron et le broyage de mes fesses. »

 « J'ai toujours aimé être tranquille, dans la vie, trouver un état stationnaire qui me convient et éviter d'en sortir par tout les moyens, même si cela me coûte de rater ce que les autres appellent si joliment des expériences enrichissantes. Mais là je dois avouer que je ne me sens pas vraiment à mon aise, étalé par terre, les yeux clos, coupé du monde et pas prêt d'y retourner si je ne prends pas d'initiative. Toujours pas de connexion possible au réseau malgré mes différentes tentatives. Un silence intérieur, sensation entièrement nouvelle et par la même occasion totalement anxiogène. Cela pourrait s'expliquer par une moelle épinière endommagée ; partiellement espérons. Il n'y a qu'un seul moyen de le vérifier. Bougeons.
 « Essayons tout d'abord de bouger l'index gauche, c'est bon... La main entière, parfait... Le poignet, le coude et même l'épaule, je n'arrive pas y croire. La douleur est toujours là, constante et lancinante, mais je bouge. La sensation est bizarre, sans doute à cause de fractures ou simplement du fait de mon immobilité prolongée. Maintenant, tentons de nous lever. Allez.
 « Rien...
 « Faut pas rêver non plus. Pourtant, mes deux bras semblent valides, mes jambes aussi. Les mouvements sont de faible amplitude, certes, mais ils sont bel et bien là. Et tout le reste, si j'en crois mes sensations, semble être à sa bonne place ; en tout cas mes parties sont toujours là, bonne nouvelle. Je ne vois pas ce qui cloche, mais j'ai un mauvais pressentiment, une sorte de pointe glacée qui me traverse l'échine, à moins que ce soit une côte brisée qui a perdu son chemin. Bon, allez, un peu de courage. Une grande inspiration, on ouvre ses petits yeux, s'ils fonctionnent encore, et on regarde le résultat. Héhé, même le simple fait d'inspirer m'est impossible. Je dois vraiment avoir les côtes en compote, et des poumons troués comme un vieil emmental. Ça ne va pas être beau à voir. »

 « Malgré une douleur globale omniprésente, être ébloui me parait toujours aussi désagréable. La ferme est toujours égale à elle-même, lumière artificielle contrôlée pour optimiser la croissance, les machines d'épandage, d'arrosage, de récolte et d'autres dont je n'ai toujours pas cerné la fonction exacte se déplacent jusqu'à l'horizon. Et la faucheuse, comme si de rien n'était, continue son programme. Maintenant, un petit coup d'œil pour voir à quoi, moi, je ressemble.
 « Jambes, bras, torse, organes internes, tout est là, mais mis à part des bouts de pectoraux et une épaule, rien n'est rattaché à ma tête. Premier réflexe logique et naturel, régurgitation. Un peu de sang et beaucoup d'air, sensation bien pire qu'un vomissement classique. L'impression qu'un tube vide traverse ma gorge de part en part et y laisse passer un courant d'air glacé. Preuve que mon œsophage n'est maintenant relié à aucun estomac. Mon incapacité à respirer devient tout de suite plus claire, ouvrir ma glotte est plutôt inutile s'il n'y a pas de poumons pour se gonfler de l'autre côté. Je pense que je peux remercier mes nanofix. »

 « C'était une bonne idée en définitive de me renseigner lors ma dernière mise à jour. Cela m'évite un certain étonnement, même si je ne suis pas totalement rassuré. Ces petites bestioles essaient de préserver l'intégrité des membres qui ne sont plus en contact avec le reste de l'organisme dans l'objectif d'une future réimplantation. Arrêt des hémorragies, prise en charge de la distribution de l'oxygène et sans doute plein d'autres trucs. Toujours est-il que si elles évaluent que l'organe n'est plus viable, elles détruisent tout ce qui pourrait être pathogène pour l'environnement immédiat. Combien de fois j'ai pu lire dans les news qu'une scène d'accident était rendue parfaitement propre et hygiénique grâce à ces trucs. Enfin, si je suis encore en train de penser à l'instant même, c'est que ces bestioles ont décidé que ma tête pourrait encore servir à quelque chose. Je ne m'en plains pas. A l'époque, j'avais aussi lu un article sur des singes décapités. Une concentration normale de nanofix dans l'organisme permettaient une survie de plusieurs heures si je me souviens bien. Ça m'est apparu très drôle sur le moment, ça l'est beau- coup moins quand on devient le sujet de l'expérience. Espérons simplement que le peu de gènes qui nous séparent ne diminue pas drastiquement mon espérance de vie.
 « Par contre je n'ai jamais rien lu sur la persistance de la sensation corporelle. Je ressens pourtant bel et bien l'ensemble de mes membres, sensation noyée dans la douleur de milliers d'aiguilles qui semblent être plantées dans mon corps tout entier, ce qui devrait pourtant constituer une preuve de sa présence. Je peux même le bouger, membre par membre, doigt par doigt. La chaleur des aisselles, les gargouillis des intestins, la pointe d'excitation au bout du sexe, la contraction des muscles et des tendons, seul l'absence de mesure régulière des battements du cœur ou du gonflement des poumons trahit l'ectoplasme qui s'ingénue à vouloir se placer dans le prolongement de mon buste. »

 « Je ressens toujours mon corps, c'est un fait, mais différemment. Même par rapport au moment de ma reprise de conscience. Il parait évident que je sens de moins en moins la douleur, que ce soit une amélioration de mon état, ou tout simplement mon reste de corps qui s'habitue à son nouveau sort. Les aiguilles se sont retirées pour laisser place à des picotements, sans doute mon cerveau s'est fait une raison et est en train d'oublier son compagnon de toujours. D'un autre côté, il se rend aussi compte de son propre état, et un étau semble se resserrer dans mon crâne. Une barre sur le front qui force mon encéphale à se recroqueviller de plus en plus. J'ai l'impression que ma conscience, mon âme, je ne ne sais pas vraiment comment l'appeler... moi fera l'affaire... Et bien je suis en train de m'enterrer ou plutôt de me faire ensevelir petit à petit au fond de ma propre boîte crânienne. Et voilà que des motifs devant mes yeux, malgré mes paupières closes, commencent à défiler, de plus en plus vite. Et une rotation s'amorce. Si j'étais sur mes jambes, je me serais sans doute déjà effondré.
 « Tout s'accélère... »

 « Je crois que je perçois maintenant une certaine régularité dans ces tourbillons. Un nouvel état stationnaire, mais pour combien de temps ? J'ai l'impression que tout est au ralenti, que mes pensées arrivent par petites vagues, de moins en moins puissantes, de plus plus en espacées. Seul le déséquilibre reste permanent. Je suis confiné dans ce petit espace au fin fond de mon crâne, compressé, immobilisé. »

 « C'est comme si j'étais totalement défoncé. C'est dingue, on se réfugie dans les drogues pour se sentir vivant, mais en définitive on ne trouve que les sensations que l'on aura au moment de sa mort... Une réflexion ironico-philosophique de comptoir comme dernière pensée. Quel con...
 « Heureusement que je n'ai plus de main pour l'écrire. »
 Connexion au réseau établie.
 Récupération des dernières données non sauvegardées effectuée.
 Chargement du testament...
 Mise en forme du dossier Will Sankari...
 Écriture sur mémoire morte publique...
 Déconnexion.



Le vieux continent


 « La politique, voire la réflexion tout simplement, sont mortes. Conception de nouveaux modules, étude de corps célestes, observation de phénomènes astraux, découverte de nouveaux objets éloignés, de plus en plus loin. La pensée se disperse, s'isole jusqu'à ne plus être dérangée par des considérations altruistes.
 « La Terre avait cet avantage de la promiscuité. Des bornes obligeant les hommes à se questionner sur leur relation aux autres, et celle avec eux-même. Des bornes permettant l'émergence d'organisations, d'idées, des substances qui dépassent chaque individualité. Qui constituent la vraie nature de ce que peut produire l'être humain. Enfin c'est mon point de vue, apparemment non partagé.
 « L'espace a tué l'Homme. Son infinité est le moyen pour chaque homme de se perdre dans ses élans individualistes. Une infinité de lieux à parcourir, une infinité d'objets à étudier, une infinité d'occupations pour se perdre. Des esprits laissés à la dérive, fiers d'agir vautrés dans leur passe-temps, leur succédané de bonheur, leurs œillères qu'ils ont soigneusement confectionnées.
 « En fait, l'Humanité est morte, tuée lentement jusqu'à l'agonie par son plus grand rêve. »
 Tels sont les marmonnements du vieil homme seul dans sa capsule. Guidé par sa seule impulsion initiale, il se dirige vers le satellite galiléen Europe, déjà délaissé par la communauté qu'il fuit, un kit Jardin des Hespérides personnel comme seul bagage. La langueur et l'abattement lui enveloppent l'esprit, comme ses mains recouvrent son visage. Il disparaît à la vue de tous ses semblables.

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