DE L'ONIRISME...
... à l'onanisme, il n'y a que deux lettres

Le titre s'impose comme un avertissement. De ce constat orthographique découle un ensemble de textes courts pour la plupart écrits durant mes années étudiantes, avec une contrainte de sujet et/ou de temps, un lien direct avec des difficultés de sommeil.
Détails mentionnés comme pour dédouaner un auteur qui n'assumerait pas vraiment.




Grande nouvelle



 Je devais être en train de me curer le nez… ou de me gratter les parties… voire peut-être de me palucher tranquillement la nouille. Disons que j'occupais plus ou moins honteusement ma main droite…
 Bref. C'était dimanche dernier en fin d'après-midi, entre deux épisodes de série 'ricaines en streaming. J'ai jeté un coup d'œil sur je ne sais quel site de news et j'ai appris la nouvelle :

 « Nous ne sommes pas seul (sic) dans cet univers. »

 Le message avait été capté la nuit précédente par différents labos de surveillance astronomique ou des trucs dans le genre. Soit-disant l'info courait depuis la matinée dans les milieux journalistiques occidentaux, mais ils ont attendu que des asiatiques se lancent d'abord de peur de passer pour des charlots. Tous les médias ont ensuite embrayé le pas, rivalisant de scoops, d'interviews, de commentaires et d'analyses de comptoir. J'ai pu entendre des klaxons, des cris, des mouvements de foule toute la nuit. Je n'ai d'ailleurs pratiquement pas dormi cette nuit-là, zappant et cliquant à tout va.
 Nous n'étions pas nombreux le lendemain au bureau. Et nous n'avons pas fait grand chose à part commenter ce que l'on voyait à la télé : des pseudo scientifiques, politiques ou religieux, avec leurs lunettes rondes, leur collier de barbe, leur goitre, leur couronne de cheveux poivre et sel ou leur gros menton proéminent; tous en train de gesticuler, de s'extasier, de s'indigner, de s'interpeller, de brasser du vide.
 C'était il y a quatre jours. Je ne les ai pas vu passer.
 En fin de compte, le signal est très proche de ce que l'on pourrait faire avec notre propre technologie, avec des puissances juste un peu plus massives. Il consiste en une description de leur apparence, de leur planète, de leur mode de vie, un peu dans le style d'une sonde qu'on aurait envoyé y'a quelques décennies de ça – j'en avais jamais entendu parlé. Les conclusions furent simplement qu'ils étaient très similaires à nous. Pour finir, on nous a expliqué qu'ils vivaient dans une constellation du nom d'un vieil instrument de navigation, qui se situe à j'sais pas combien d'années-lumière; tout ça pour dire qu'on pourra jamais communiquer avec eux.
 Nous sommes donc Vendredi, bientôt en week-end…
 L'euphorie semble s'être plutôt bien dissipée. Aucune référence à la nouvelle aujourd'hui; excepté le truc que m'a sorti Daniel, à la machine à café. Un nouveau message aurait été capté : ils voudraient récupérer Martine, la stagiaire de la compta. Cet abruti est ensuite parti emmerder quelqu'un d'autre avec son rire de poulpe gélatineux.
 Il n'est que 16h17 et je me fais chier comme un chat mort. Ma boîte mail est vide, mes actions n'ont toujours pas remonté, il repasse ce soir un téléfilm de l'acteur qui s'est planté dans un platane ce matin. Dans quelques heures je vais passer à Monop' pour me prendre du PQ et des conserves. Je vais sans doute passer ma soirée à glander, à me curer le nez, à me gratter les parties; ou plus… Bref à occuper plus ou moins honteusement ma main droite.



Futile espoir de l'aurore



 A l'instar de nombre de jeunes héros d'œuvres de fiction cinématographique, je me pose à cet instant même la question qui va permettre à l'audience de s'identifier au personnage, de mettre en perspective les épisodes rocambolesques qui se sont déroulés précédemment. Je suis en face de mon miroir, la vision encore troublée par un réveil trop récent. Je contemple mon torse imberbe, mes pectoraux et abdominaux sont quant à eux beaucoup moins prononcés que ceux de mon alter-ego fictif. Je me gratte le haut du crâne, mes doigts se frayant un chemin à travers la tignasse ondulée.
 Je me demande si mes souvenirs nocturnes correspondent effectivement à un évènement réel. Ou à un rêve.

Je suis en caleçon dans la salle commune de l'internat. Sans doute sorti pour pisser dans la nuit. J'avance dans l'obscurité en prenant garde à ne pas renverser les cadavres de bouteilles sur le sol et les tables. Le couloir est en face de moi, les toilettes au fond à droite. La lumière des néons m'éblouit. La jolie asiatique se dessine devant moi quand mes paupières se relèvent. Son regard sombre me fixe. Éva, je crois, de la 611. Elle m'agrippe par le sexe, me colle contre le mur de béton glacé. Je sens son souffle, sa langue dans mon cou. Elle est allongée entre le matelas et moi, nos lèvres se touchent, ma paume appuie sur son pubis. Nous avons dû entrer dans une chambre. La parade continue, s'effectue jusqu'à son terme, jusqu'au sentiment de plénitude ressenti ce matin au réveil. Jusqu'à la question cruciale.

 Le constat doit être fait. Personne pour déranger ma divagation, aucun rebondissement ne vient fixer définitivement ces mésaventures dans le factuel. Rien ne bouleversera à jamais mon existence. La fiction demeure cet univers parallèle sublimé. Le réel garde ses habits d'absurdité et d'inconséquence.



Errements



 « L'écran est noir… Pourquoi la diffusion de propagande télévisuelle s'est-elle arrêtée ?
 — Je… Je ne sais pas…
 — J'ai peur. »
 Les deux paires d'yeux clignent après plusieurs minutes de fixation du vide. Les mains crispées et veineuses se frôlent.
 Le passant continue son chemin.
 Elle traverse l'avenue en courant, se jette dans les bras de l'homme en face. Elle l'embrasse. Une main sur ses hanches glisse dans les poches arrières de sa jupe.
 Au centre de la voie : « Ils sont là, chez moi. Ils reniflent, claquent des dents, sifflent. Je les sens ramper dans les cloisons. » Il fixe le passant :
 « C'est de ta faute !»
 Les traits torturés se figent, se superposent au même visage impassible. Le cristal est bloqué dans son parcours sur l'éther modulé, une impureté logée dans le sillon fréquentiel. Tout s'efface.
 Le passant continue son chemin. Il y a si longtemps qu'il n'a pas été confronté à une conscience extérieure.



Question de point de vue



 Depuis combien de temps n'avait-il pas cligné des yeux? Depuis combien de temps n'avait-il pas détourné son regard de cette grille? Cette grille, répétition uniforme et périodique d'un simple motif, mais qui le séparait irrémédiablement du vrai monde. Là où il pourrait réellement vivre. Les matons lui faisaient la remarque à intervalle régulier : « Hé ! Abbe ! Bouge un peu ou tu vas rester coller au banc ! » Cette fois-ci serait sans aucun doute la dernière. Il allait enfin briser cette répétition jusqu'à aujourd'hui immuable.
 Réunissant un verre de ses lunettes, un bout de miroir brisé et le dos de sa cuillère, il les aligna soigneusement selon la configuration qu'il avait élaborée dans son esprit au prix d'une éternité d'efforts. Une géométrie qui allait lui permettre d'avoir accès à l'espace réservé habituellement aux esprits et aux spectres. Là où il pourrait modeler le monde réel à sa guise. Il s'engouffra dans le mince passage ouvert, dans une position d'expert contorsionniste. Devant lui dansait une forêt de feux follets dans des rondes envoûtantes et hypnotisantes. Il devait pourtant agir vite, avec précision et précaution. Mais surtout avec logique.
 Il captura en premier lieu les lueurs alignées verticalement, se recroquevillant pour les plus basses, s'étirant de tout son long pour les plus hautes, et les fourra dans ses poches. Il jeta alors un coup d'œil en arrière vers la réalité : les barreaux horizontaux avaient disparu; il était sur la bonne voie. Il commença ensuite à redisposer selon l'horizontal les points de lumière qu'il avait récupérés, intercalant une nouvelle flamme entre celles déjà présentes. Il haletait, transpirait, son cœur frappait comme un prisonnier en cage dans son thorax, autant du fait de la fatigue que de l'excitation. Quand son œuvre lui parut achevée, il s'extirpa du plan alternatif pour rejoindre sa cellule. Mais il n'y resterait plus pour très longtemps : les barreaux verticaux restant s'étaient écartés pour laisser un espace double entre eux, un espace suffisant pour laisser passer un homme aminci par une éternité de privations. Pour laisser s'enfuir Abbe.
 « Pauvres fous, riez donc ! Je vous mentionnerais en face ma technique que vous ne la comprendriez pas ! » Les paroles entremêlées de rires de joie résonnaient encore dans la pièce lorsque les gardiens arrivèrent.



Éponyme



 J'évolue dans des lieux que je ne connais pas, mais qui m'apparaissent pourtant comme plus que familiers. Je côtoie des personnages, agglomérats de connaissances, de personnes connues, de collègues, accolés dans des archétypes hétérogènes. Mais ces remarques correspondent à une réflexion a posteriori. Pour l'instant, je ne suis pas vraiment une entité capable de critique, je me laisse porter par le courant des évènements.
 Ils me parlent. Je leur réponds, comme si de rien n'était. Tout est embrouillé, rien n'a vraiment de sens. Je me déplace, change de sujet de conversation, de décor, je flotte légèrement au-dessus du sol, rejoue les mêmes scènes en modifiant une infime variable. Peu importe, je continue.
 Un bruit étranger me surprend, je retrouve ma conscience. Des enfants chahutent dans la cage d'escalier, il doit être bientôt huit heures. Je suis donc dans mon lit, couché mais dorénavant réveillé. Paradoxalement, le monde onirique continue de se dérouler en moi. La différence fondamentale est que je suis conscient, et par conséquent maître du jeu de cet univers infini.
 Occasion unique à ne pas rater. Les personnages masculins ne prennent pas le temps de dire au revoir, ils disparaissent. Les femmes s'agglomèrent autour de moi, leur chaleur m'entoure comme un duvet. Elles s'apprêtent à caresser mes zones érogènes, je me prépare à faire de même. Nos muqueuses vont bientôt se mêler…
 Klaxon ! Je sursaute, mes yeux restent grands ouverts pendant plusieurs secondes de flottement. Je serre les dents. Le camion des éboueurs est une putain.



Copie carbone



Tu m'observes et je m'aventure dans le froid avec une grippe dont j'aurais seulement vaincu les symptômes. Tu me parles et je fais un saut dans le vide tout juste après avoir retiré des attelles sur mes deux jambes. Chaque jour tu testes cette faiblesse en moi qui manque à chaque fois de lâcher.
 Ma situation actuelle n'est pas à plaindre. Tu m'as, il n'y a pas si longtemps, balayé comme une vague, essoré dans tes rouleaux, cogné à multiples reprises sur le fond. J'ai dû me relever, serrer les dents et garder les yeux ouverts pour espérer seulement respirer. Comme à cet instant. Je peux rester sans sourciller assis à tes côtés, bien qu'intérieurement je suis un cyclone dont tu serais l'oeil, indifférente à mon tourment.
Tu restes assidue à la réunion d'équipe hebdomadaire, tandis que je me perds dans ce discours intérieur te concernant, ton visage persistant en périphérie de ma vision. Tu commences alors comme à ton habitude à détacher tes cheveux. Son image m'apparaît, elle coure vers moi pour me rattraper avant le départ de mon train. Je ne la connais que depuis une petite heure, pas plus, une discussion agréable autant qu'inattendue, elle très sérieuse derrière son guichet, une légère ambiguïté diffuse. Pourtant je l'avais laissé d'un « au revoir » courtois, sans moyen de se revoir. Et elle revient vers moi le sourire au lèvre, le teint rougeoyant et les cheveux lâchés au vent. Tu restes impassible, tortillant du bout du doigt une mèche dépassant de ta chevelure.
Tu inclines légèrement la tête et les formes de ton visage sous l'éclairage au néon changent brusquement. Encore maintenant je reste incapable d'appréhender complètement la morphologie de ton visage. Une frustation issue de la peur que tu apparaisses génée par un regard trop persistant sur tes traits. Elle est contre moi, à demi assoupie sous les draps démontés. Je caresse son visage et mémorise sans m'en rendre compte les monts et les vallées défilant sous mes doigts. Ce portrait que j'ai découvert il y a quelques heures, agité par les lumières fluctuantes du club. Ce portrait qui restera gravé longtemps bien qu'elle ne m'accordera aucune nouvelle rencontre. Tu te tournes de mon côté et me présente encore un aspect inédit.
Tu lèves les yeux et croises mon regard. Je ne laisse percevoir en réponse qu'un léger sourire neutre. Tes yeux d'un noir profond persiste. À moitié cachée entre l'oreiller et les couvertures, elle m'observe intensément. Un rituel matinal qui s'est installé tout naturellement. Je scrute profondément le disque sombre qui contraste avec le blanc immaculé de sa peau, mais l'iris dévoilé ne laisse échapper aucune nuance. Les reflets dorés restent tapis dans l'ombre, attendant le lever du soleil pour apparaître dans une configuration toujours trop éphémère. Tu réponds innocemment à mon sourire, je me vois rapidement incapable de le soutenir et j'esquive lâchement.
 J'ai eu besoin d'un « non » de vive voix, un non auparavant pressenti, objectivement implicite, mais tellement nécessaire pour que je puisse entamer cet effort sur moi-même. Il m'a fallu démêler les éléments, rationaliser l'attraction, identifier les sources pour enfin banaliser cet état de fait. Établir le diagnostique pour prescrire la rééducation. Et comprendre que tu n'es en définitive qu'un écho du passé.
Tu avances ta chaise et je te perçois dans ton ensemble. Un corps en définitive très banal, une taille moyenne, des hanches larges. Elle est assise à ma droite comme chaque année. Pas exactement une meilleure amie mais plutôt une présence familière qui va m'accompagner encore longtemps dans ma scolarité. Tu prends appui sur la table et ta chevelure noire mi-longue s'impose à moi. Elle me téléphone impertubablement chaque fin de semaine. Elle a toujours été là pour moi, à l'écoute, bienveillante, maternelle. Cette association s'imposant à moi a sans doute été le déclic, le vertige qui enclenche la désintoxication. Bientôt tu deviendras elle, cet amalgame de mes relations passées, de ces femmes qui ont compté et compteront. Un agglomérat fantasmé qui grouille en moi, oscille entre rémission et métastase.
Tu laisses échapper un éclat de voix étouffé après une remarque de ton autre voisin de table. Et tu ris autant avec ton sourire coloré qu'avec tes yeux étincelants, qui ensemble semblent se rejoindre en comprimant tes pommettes. Elle est en face de moi et réagit à ma blague. Elle me prend la main et me tire vers la piste de danse. Je bouscule quelqu'un qui se croyait au centre de l'attention. Il me jette un regard froid, je crois, car je ne la quitte pas des yeux. Nous commençons à danser comme le font les pré-ados, d'une bascule lente et régulière, face à face, séparés par nos bras tendus. Je perds mes moyens et reste silencieux. Elle me fait réaliser que toutes futures relations entre garçon et fille ne seront plus jamais les mêmes. Que les jeux auquels nous jouerons seront d'une toute autre nature dorénavant. Elle ne l'a jamais su. Tu le sais mais n'as pas voulu y répondre comme je l'aurais souhaité. Les anticorps encore trop clairsemés sont vaincus. Je viens de me réceptionner de ma chute et je demeure immobile pour que la coquille fracturée et vide que je suis ne s'écroule pas sur elle-même.
Tu deviendras elle. Mais je devrai être patient.



Et il reprit un shot



 « J'ai la gorge sèche ». Et il reprit un shot de vodka.
 « Rien d'intéressant à faire ici. Tous ces connards avachis autant sur leur siège que sur leurs idées, à se raconter des anecdotes insipides, à disserter des pensées prémâchées, à se remuer tel des infirmes sur du RnB moisi. Et je ne parle pas de ceux qui se galochent comme des ados qui viendraient de découvrir leur premier poil. » Et il reprit un shot de rhum Pulco.
 « Putain ! Je viens de chopper un riff. Trop bon. » Il claquait des doigts, remuait la tête. Et il reprit un shot de tequila.
 « Faut pas que je le perde. » Il se leva difficilement de la chaise, et tituba jusqu'au centre de la piste, chaque pas rattrapant le déséquilibre provoqué par le précédent. « Tous mes mouvements sont calculés et optimisés pour illustrer la notion de perfection, mon corps devenu une arme de séduction massive. Je développe et enrichi au fur et à mesure le rythme de départ, ressortant comme un gimmick le bodyshaking qui fait ma renommé. »
 Trois personnes se levèrent précipitamment, le rattrapèrent de justesse, et l'emmenèrent aux toilettes pour nettoyer sa chemise souillée. La tête posée sur le bord de la lunette, tentant vainement d'essuyer sa mâchoire pendante, il murmurait : « Jaloux… »



Mutisme aphasique



 — Allez… Dis moi, sincèrement… Il doit bien y avoir une fille qui t'intéresse, une fille qui te plaît parmi toutes celles que tu connais.
 — Toi.
 Toi. Toi. Toi. Toi. Toi !

Toi.


 La même syllabe se répète et se superpose en canon selon des harmoniques de plus en plus dissonantes. Je ferme la bouche, me pince les lèvres, serre les dents. Je refuse de transmettre la moindre information. Je capture la vibration sonore qui entre en résonance dans ma cavité crânienne, occupant tout l'espace.
 La peur de perdre l'équilibre me force à prendre un point de repère sécurisant, et je fixe le grain de beauté sur le haut de sa pommette. Je ne varie plus et espère ne rien laisser transparaître. Puis imperceptiblement je relève le regard, entre en connexion avec le sien. J'attend qu'elle y lise ce que je ne peux articuler. Alors son visage s'arrondit, ses lèvres me sourient, ses paupières battent en cadence.
 Elle m'emplie d'une chaleur qui me fait greloter.
 Sa tête se penche, elle sautille puis s'éclipse. Une voix qui me semble lointaine répète son prénom. Je ne réagis pas, je ne la retiens pas et je la laisse s'écouler à travers l'embrasure de la porte. Mon esprit devenu aphone à force de trop crier.



Battements et collapsus




 Il ne m'a pas encore vu.
 Et il est impossible de prédire son état d'esprit lorsqu'il me verra.
 Je pense pourtant tout savoir de lui, de ses envies, de ses peurs, de ses projets. Le moindre mécanisme intérieur de ses pensées et émotions. Je pourrais même les décrire en cet instant précis. Mais anticiper son attitude lorque son regard me croisera... Impossible. Une chance sur deux, entre amour et indifférence, qu'il me désire ardemment ou qu'il me délaisse apathiquement. Peut-être n'aurais-je pas dû m'arrêter à cette friperie, ici sur la place principale de notre quartier, au retour d'une randonnée qu'il avait plus ou moins habilement esquivée ? Je me remémore ainsi notre week-end à Zénon, il n'y a pas si longtemps, ensemble. Il était fou amoureux cette fois-là. La pièce était tombée du bon côté, ses yeux ne mentaient pas. Et tout demeurait dans cet état, instant après instant, tant que je restais à ses côtés. Puis le moment d'inadvertance, le basculement brutal, la transition vers l'indifférence, et la constance douloureuse de ce nouvel état. Je ne saurais identifier cela comme de la cohérence ou de l'incohérence. Mais n'est-ce pas ce mystère que je n'ai rencontré chez personne d'autre qui m'a attiré, et me pousse encore vers lui ? Peut-être cette imprédictibilité est la base fondamentale de notre relation ?
 Je rentre dans une nouvelle allée. Je le vois de nouveau, en face, il se tourne.
 Il me fixe.

 Je la vois.
 Et le phénomène est enclenché, inéluctable, dont elle et moi ne pouvons prédire l'issue.
 Je ne lui est jamais rien caché. Et dorénavant je ne pourrais pas même si je le souhaitais. Je lui ai toujours parlé avec une honnêteté pure, je me suis livré à elle comme avec personne. Et elle me connait, elle me comprend, elle a l'intuition de mes mécanismes intérieurs pourtant si peu classiques. J'avais prétexté une excuse pour me retrouver isolé aujourd'hui. Elle n'était pas dupe, mais m'avait accordé ce répit. J'en ai profité pour tenter de tirer notre relation au clair, déambulant seul dans les rues jusqu'à me retrouver place Rabi, dans cette friperie. J'ai pris en compte tous les paramètres, toutes mes envies, toutes mes peurs, tous mes projets. A certains instants je voulais la désirer ardemment, et rien que cela. A d'autres instants, je voulais la délaisser apathiquement, et rien que cela. Mais entre ces instants une oscillation constante entre ces deux états. Une oscillation incessante. Et en cet instant précis il existe une chance sur deux pour que la pièce tombe d'un côté ou de l'autre. Cette projection est purement aléatoire, par essence, même pour moi. Mais n'est-ce pas ce mystère qu'elle seule arrive à produire qui m'a attiré, et me pousse encore vers elle ? Peut-être cette imprédictibilité est la base fondamentale de notre relation ?
 Elle est toujours au fond de l'allée. Le court instant d'ébranlement est achevé. Mon état n'est plus amour et indifférence, mais amour ou indifférence.
 Je la fixe.



Mauvaise chute




 Le brouillard semble se lever. Des cravates rouge vif, une maison quelconque avec terrasse, des silhouettes le torse bombé. Un grand flash fige la scène. Un torrent souterrain, des cristaux dispersent la totalité du spectre de la lumière. Une amie d'enfance, seulement sa voix, les battements dans mon thorax, les pommettes qui rougissent. Des images d'actualité, des images de fiction, un long monologue, sentiment d'impuissance et d'égoïsme. Une agitation, de la précipitation. « Quelle heure est-il ? Je dois bientôt intervenir. »
  Ainsi sont les frémissements erratiques de mon cerveau. Il élaborera une histoire logique, brodera la cohérence du récit, remplira les blancs avec d'autres souvenirs, quand je reprendrai connaissance. Sans doute expliquerai-je que j'ai vu ma vie défiler devant mes yeux.
  Pourtant ce ne sera pas le cas, le bus traîne toujours mon corps avec les débris du vélo sur le bitume.
  Une larme s'écoule sur une joue, elle persiste, ne s'évapore pas.



Sourire béat



 Je l'ai vue. Ce fut une évidence.
 Nos regards se sont croisés, je me suis approché d'elle avec une détermination et un courage que je ne me connaissais pas. Mon esprit a définitivement chaviré lorsque que j'ai compris que la sensation était réciproque. Nous nous sommes donnés rendez-vous au même endroit, neuf heures plus tard. À mon bureau, tout au long de la journée, mes pensées ont été baignées dans les réminiscences de cette rencontre. Les mouvements de la foule, les variations de lumière, les odeurs, le souffle du courant d'air, l'atmosphère de ce banal couloir de métro qui me paraissait pourtant si glacial jusqu'à ce matin. Des sensations précises et claires, mais, paradoxalement, que je ne pouvais clairement décrire. Une panique enserra ma gorge lorsque je crus ne pas reconnaître le lieu. Était-ce cette intersection, ce couloir-ci, ou celui-là ? Mon visage fut éclairé par le sourire que je vis enfin. Nous nous sommes embrassé, avons dîné ensemble, parcouru les rues illuminées de ce mois de Décembre, puis fait l'amour.

 Nous sommes aujourd'hui fiancés, bientôt le mariage. J'ai une femme. J'avais déjà un job de bureau peu enthousiasmant mais qui permet de nourrir son homme, un sport physique pour me défouler deux fois pas semaine, une bande d'amis pour passer mes soirées et mes week-ends, une voiture citadine avec dés en mousse sur le rétroviseur, une garde-robe complète, une collec' de DVD bien remplie. L'empilement progressif des petits cubes composant la réussite de ma vie approche de sa fin. Une vie aussi impersonnelle qu'un questionnaire à choix multiples. Je rentrerai bientôt parfaitement dans un stéréotype des échantillons représentatifs de la population. Comme tout le monde. Il ne me manque plus que le set de couverts assortis. Espérons que je l'aurai comme cadeau de mariage.



Un problème à trois corps



 « Je vais peut-être changer d'avis sur les parisiennes indépendantes, finalement. Ça répond vite à la solicitation, ça ramène une copine, pas moins mignonne en plus, et c'est même assez entreprenante. »
 « Une bonne idée ce rencard ? Une bonne excuse pour me vider l'esprit ce Vendredi soir, plutôt. Et surtout une belle excuse pour siroter mon cocktail préféré, dans mon bar préféré, avec ma copine préférée. »
 « Je ne sais pas trop ce qu'elle lui trouve... Mais est-ce que j'ai mieux à faire en ce moment, pas trop... Je vais rester un peu, observer, surveiller. »
 « Elles gèrent bien le truc. Elles m'emmènent dans un appart maintenant, de celle-là ou de l'autre ? Elles sont collocs ? J'ai bu, parlé, mais pas trop écouté... Voilà qu'elles achètent des bouteilles de vin au passage. Leur piège a l'air bien rodé, je vais pas m'en plaindre. »
 « Pas trop vif le gars. Mais pas chiant au moins. Pas bête, pas mal foutu et un peu marrant, j'ai vu bien pire. En fait assez inoffensif. »
 « Et voilà que je les invite chez moi... Si ils utilisent le lit de ma colloc je vais me payer la lessive demain... Putain quelle conne ! »
 « Depuis combien de temps elles discutent entre elles, et me laissent à l'écart. C'est quoi ce bordel. Je suis pas venu pour une girls' night ! Allez, de quoi ça parle... J'improvise mais au moins je reprend l'initiative. »
 « Il se prend pour qui le gars ? T'auras ton tour, un peu plus tard, peut-être. Si il commence à me stresser ça va pas le faire je crois. »
 « C'est l'alcool qui le rend plus fin... Ou l'alcool qui me rend moins critique... En fait c'est un malin, un entourloupeur professionnel qui cache bien son jeu... Il va falloir se méfier. »
 « Et voilà, une reprise en main parfaite. L'une la tête sur mon épaule, et j'attaque l'autre par des caresses sur le pied. Bientôt les deux dans un lit, tout en contrôle. »
 « La fatigue encore là mais la tête qui tourne un peu moins, ces quelques minutes de pause en m'appuyant sur lui étaient bien nécessaires. Et surtout j'espère qu'il a compris le message, il a intérêt à conclure vite, ou je le sors et je me couche seule. »
 « C'est pas désagréable... Mais j'ai peur de voir où il veut en venir... Tiens ils s'embrassent maintenant... Je vais matter un peu... »
 « Quoi, seulement une au final ? Bon on fera avec... Et si je la fais crier ça fera venir l'autre. Sans soucis. »
 « Je vais mettre ça sur le compte de l'alcool. Je vais pas l'accabler le p'tit gars. Mais si je lui montre pas comment se servir de ses doigts on va pas aller loin. »
 « Fais chier, je sens déjà le mal de crâne de demain... Dans quoi je me suis laissée embarquée... Plus jamais elle me fait ce coup... Au moins elle doit s'éclater dans l'autre pièce. »
 « Les bols sont vides sur la table ronde, et le café qui commence à peine à couler... Si je me fie aux deux visages en face de moi je dois vraiment ressembler à rien. Est-ce que ça s'est passé comme prévu au moins pour quelqu'un ? Franchement, ça aurait pas été plus simple de pas sortir et de me toucher, au final ? Franchement... Plus simple mais pas vraiment intéressant. C'est ces histoires qu'on n'invente pas qui font tout l'intérêt de vivre. »

 Trois sourires se dessinent, à l'unisson. Pour la première fois depuis leur rencontre, paradoxalement, leurs pensées sont alignées.



Entracte estival



  Les va-et-vient des secousses du train me bercent. Paradoxalement ils permettent aussi de maintenir mon état de conscience. Le soleil se couche lentemement, l'obscurité s'installe. Et ce visage se dévoile. En face de moi, de l'autre coté de la vitre. Mon esprit conserve assez de lucidité pour comprendre qu'il s'agit de la réflexion d'une personne assise quelques places devant. Je reste fixé sur ces traits, et tente de garder ouvertes mes paupières lourdes.
  Les va-et-vient des détails flous du paysage en arrière plan me bercent. Je ne prêtais de toute manière que peu d'intérêt à ce décor aride et chahuté, malgré tout si dépaysant. Mon séjour s'achève. Les visions de monuments spectaculaires et de spectacles monumentaux se sont accumulées ad nauseam, et ont fini par m'anesthésier. Je me suis retrouvé insensible à l'émerveillement. En attente pesante d'un retour au banal du quotidien. Et me voilà pourtant hypnotisé par ce visage vaporeux, dont j'essaye péniblement de définir les limites.
  Les va-et-vient d'une légère tache sombre me bercent. Ce grain de beauté s'est mis à voyager de la commissure des lèvres à la paupière. Disparaît dans ces yeux pour réapparaître sur l'oreille. Puis descend le long du cou avant de revenir au point de départ et tracer un nouveau chemin. Je me force à oublier cette marque sur la vitre, à focaliser sur l'important. Je dois faire abstraction de l'amont et de l'aval, réduire la profondeur de champ.
  Les va-et-vient des projections des quelques éclairages individuels encore allumés me bercent. Les ombres s'écoulent doucement et sculptent en relief les formes de ce visage. Les lumières diffusées accentuent le contraste des sourcils et des yeux noir profond. Sur ce teint de peau uniformément pâle, se détache également ce rouge des lèvres trop intense pour être naturel. Et cette rougeur des pommettes aussi, comme si ce visage était trop apprêté, en vue d'un premier rendez-vous attendu de longue date.
  Les va-et-vient de mes propres pensées qui s'engagent dans des voies sans issue me bercent. Et je ne peux trouver la force de me rebeller contre les lueurs successives, sporadiques, qui se superposent et effacent ce visage. Mais l'angoisse qu'il ne resurgisse pas du néant a pris racine au fond de moi. Je questionne alors la réalité cachée derrière l'image. Ces couleurs, ces volumes existent-ils ? Ou ne sont-ils que des artefacts formés au travers d'un filtre. Je creuse l'interrogation : ce visage possède-t-il un autre profil ? Je n'ose explorer la possibilité du son de cette voix. De cette odeur. De cette prestance. De cette attitude. Le vertige s'enfonce plus profondément : Quelles sont ces pensées ? Une infinité de possibilités à tisser sur ces traits impassibles. Je dois me raccrocher au concret pour déchiffrer le peu d'information.
  Les va-et-vient de ces pupilles, captées par à-coups par le décor qui défile, me bercent. Je comprends qu'elle regarde dans le vague, ces yeux n'accommodent pas et me transpercent. Éclot alors le sentiment d'être moi-même le reflet, l'image virtuelle de l'autre côté du miroir. Nous évoluons dans des univers parallèles. À quoi bon se lever et la chercher, si elle est dans le train, et moi, je n'y suis pas ? Tout s'assombrit soudain, et, par contraste, ce visage reflété devient intense, presque réel. Il s'imprime, indélébile, tamponné sur la rétine entre les flashs aveuglant à intervalles réguliers des lumières du tunnel. S'ajoutent les bruits stridents du vent confiné et accéléré entre roches et parois du train. Puis les regards entrent en résonance. Enfin. Égarés. Éphémère. Ils se perdent aussitôt. Le freinage progressif était passé inaperçu, mais le choc de l'arrêt total vient de s'imposer.
  Les va-et-vient des voyageurs récupérant leurs bagages me bousculent. Conscience retrouvée et adrénaline sécrétée me projettent vers la correspondence que je ne dois pas rater. Le retour aux automatismes du banal du quotidien tant souhaité est obtenu. En vain je cherche ce visage, ce regard, sur les surfaces des vitres de la rame. Et je suis poussé inexorablement vers l'extérieur, et je suis tiré par le flot de la foule dans les couloirs, et je suis porté sur l'escalator où je peux enfin reprendre mon souffle. La femme présente sur la même marche regarde son smartphone. Ses traits correspondent en tout point à ces traits fixés pendant le trajet. Je n'agis pas. Ce visage n'appartient pas à ma réalité.



Ce qui devait arriver arriva



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  L'expiration, entre le soupir et le râle, marqua la fin de la rêverie. La faïence était enfin souillée de semence. Les sourcils froncés, les yeux plissés, la lèvre supérieure avancée, le menton encore tremblotant; le visage reflété dans le miroir était la chose la plus ridicule qu'il n'eût jamais vu. Mais il ne s'en souciait guère. Il était trop fier de son auto-détermination, de son auto-suffisance, de son auto-satisfaction.



La fin



  Assis en tailleur sur le bitume, j'observe ce qui était jusqu'à il y a peu mon quartier. Le décor de ma propre vie. Une partie de moi au même titre que mon corps, mes pensées, mes souvenirs. Cet environnement m'était bien plus familier que tout autre chose, bien plus que ma famille elle-même. Au diable l'étymologie. Tous ces éléments nourrissaient quotidiennement mes sens, imperceptiblement. Ils imprimaient progressivement leurs marques au plus profond de mes entrailles. Je ne suis donc pas étonné de sentir des larmes couler sur mes joues, de sentir mon corps tout entier frissonner à la vue de ce désastre.
  Rien n'est plus comme il devrait être. Les courses désordonnées de passants affolés, les mouvements de foule irrationnels. Les éclairs de lumière, les éclats de voix, les souffles de chaleur, les relents de décomposition, un goût de gachis au fond de la gorge. Tous ces éléments assaillent et prennent d'assaut mes souvenirs, dans le but de les supprimer définitivement. Dans le but de détruire la seule et dernière chose qui tienne encore debout et à laquelle je peux me rattacher.
  Je tente de replacer une logique dans ces évènements qui me dépassent. Je tente de dessiner des visages sur les faces décharnées et calcinées qui passent à proximité de moi, d'esquisser le reflet d'une âme dans leurs orbites vides. Je tente de rebâtir les façades qui devraient s'élever autour de moi à la place de ces gravats, de ces bâtiments balayés par des glissements de terrain, ensevelis sous des tonnes d'eau, submergés par les flammes, consumés lentement par les dernières rafales de vent. En vain.
  Je cherche à déterminer la source de tout cela. Les hypothèses sont innombrables et défilent dans le flot de mes pensées. Intervention vengeresse de la nature, auto-destruction programmée de la race humaine, anéantissement implacable par une forme de pensée supérieure. La littérature a déjà tout évoqué, mais n'a répondu à rien. Le doute s'insinue en moi comme un poison dans mes veines, je suis en proie à l'irrationalité. La perte de mes repères m'a définitivement fait basculer. Je vis la fin de l'humanité sans en comprendre le sens.

Il apparaît alors juste en face de moi, s'avance lentement. Le contraste qu'il insuffle face à la désolation qui avait absorbé mon environnement est rassurant. Et je comprends tout. Une démarche frêle mais assurée, un corps buriné mais imposant, un visage plein de miséricorde mais empli de tristesse, à l'identique de ses différentes représentations. Peut-être m'apparaît-il simplement comme je souhaiterais le voir?
Il va arriver à ma portée, me tendre la main. Et je vais lui répondre, puis le suivre. La réponse était si simple. Le Jugement Dernier est là. L'inconnue s'est dissoute. Je peux enfin demeurer sereinement.



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